Entre devoir et liberté : Mon combat avec ma mère, mon cœur et mon avenir
« Tu ne vas pas me laisser tomber, n’est-ce pas ? » La voix de ma mère résonne dans le petit salon, saturé d’odeurs de café froid et de lessive bon marché. Je serre mon téléphone contre mon oreille, le cœur battant. Il est 22h, je viens à peine de rentrer de mon travail à la médiathèque municipale, et déjà la fatigue me pèse sur les épaules. Mais ce n’est pas la journée qui m’épuise le plus : c’est cette question, lancinante, qui revient chaque semaine.
Je m’appelle Camille, j’ai 29 ans, et j’habite à Lyon depuis trois ans. Mais mon histoire commence à Saint-Étienne, dans un HLM gris où j’ai grandi seule avec ma mère, Monique. Mon père ? Parti quand j’avais huit ans. Depuis, c’était nous deux contre le monde. Ou plutôt, moi contre le monde… et contre les dettes qui s’accumulaient sur la table du salon.
« Camille, tu sais que sans toi je ne m’en sors pas… »
Je ferme les yeux. Je connais la rengaine. Les factures d’électricité, les retards de loyer, la carte bancaire bloquée. J’ai tout entendu, tout vécu. À 16 ans déjà, je faisais des ménages chez Madame Lefèvre pour ramener quelques billets à la maison. Ma mère disait toujours : « On est une équipe, ma fille. » Mais parfois, j’avais l’impression d’être seule à ramer dans une barque trouée.
Quand j’ai eu mon bac, j’ai cru que tout allait changer. J’ai décroché une bourse pour aller à la fac à Lyon. J’étais fière, terrifiée aussi. Le jour du départ, ma mère m’a serrée dans ses bras si fort que j’ai cru étouffer. « N’oublie pas d’où tu viens », m’a-t-elle soufflé. Je n’ai jamais oublié. Même loin d’elle, je sentais le poids de ses attentes sur mes épaules.
Au début, je lui envoyais un peu d’argent chaque mois. Puis un peu plus. Puis beaucoup plus. « Juste ce mois-ci », promettait-elle. Mais les mois sont devenus des années. J’ai renoncé à des vacances, à des sorties avec mes amis. J’ai même repoussé mon projet d’acheter un petit studio.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé ma boîte vocale saturée de messages :
— Camille, rappelle-moi vite !
— C’est urgent…
— Tu ne vas pas me laisser tomber, hein ?
J’ai appelé en tremblant. Ma mère venait de perdre son emploi d’aide-soignante. « Je ne sais pas comment je vais faire… » J’ai entendu sa voix brisée et j’ai eu mal pour elle. Mais au fond de moi, une colère sourde grondait : pourquoi tout reposait-il toujours sur moi ?
Les semaines suivantes ont été un enfer. Je jonglais entre mes factures et les siennes. Un jour, mon compagnon Julien m’a prise dans ses bras :
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Camille… Tu t’oublies complètement.
Je me suis effondrée en larmes. Comment lui expliquer ce sentiment de devoir ? Cette peur qu’elle ne s’en sorte pas sans moi ?
Un dimanche après-midi, j’ai pris le train pour Saint-Étienne. Ma mère m’attendait sur le palier, les yeux cernés mais le sourire forcé.
— Tu es venue ! Tu vois que tu ne m’abandonnes pas…
À table, elle a commencé à parler d’un nouveau crédit qu’elle voulait prendre pour « respirer un peu ». J’ai senti la colère monter.
— Maman, tu ne peux pas continuer comme ça ! Je ne suis pas ta banque !
Elle a éclaté en sanglots :
— Tu veux que je finisse à la rue ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ?
J’ai eu envie de hurler que moi aussi j’avais besoin d’aide, que moi aussi j’avais peur du lendemain. Mais je suis restée muette.
Le soir même, dans ma chambre d’adolescente tapissée de posters délavés, j’ai relu une vieille lettre que j’avais écrite à 18 ans : « Un jour, je vivrai pour moi. » J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps.
De retour à Lyon, j’ai décidé d’aller voir une psychologue. Elle m’a dit :
— Vous avez le droit de poser des limites. Ce n’est pas manquer d’amour que de penser à vous.
Mais comment poser des limites sans briser le cœur de celle qui m’a élevée ? Comment choisir entre mon bonheur et sa survie ?
Aujourd’hui encore, je cherche cet équilibre fragile entre devoir et liberté. J’aide ma mère… mais moins qu’avant. J’apprends à dire non sans culpabiliser — ou du moins à essayer.
Parfois je me demande : jusqu’où doit-on aller par amour pour ses parents ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?