« Trois générations, cinquante-cinq mètres carrés : ma vie étouffée entre les murs »

— Maman, tu peux sortir ? Kacper doit aller aux toilettes !

La voix de ma belle-fille, Camille, traverse la porte de la salle de bain. Je retiens mon souffle, essuie mes larmes du revers de la main et tente de reprendre contenance. Je suis assise sur le bord de la baignoire, les genoux serrés contre la poitrine, le cœur battant trop fort. Encore une fois, je me cache ici pour pleurer. Pas pour me laver, ni pour me maquiller — cela fait longtemps que je n’en ai plus le courage. Juste pour m’offrir quelques minutes de solitude, loin des cris, des disputes et du bruit incessant de notre minuscule appartement.

Derrière la porte, j’entends mon fils Thomas hausser le ton :
— Camille, laisse-la tranquille deux minutes !

Mais déjà, Kacper, mon petit-fils de six ans, tape du poing contre le bois :
— Mamie ! J’ai envie !

Je me lève en silence, ouvre la porte sur son visage boudeur. Il me regarde à peine et se précipite vers les toilettes. Camille détourne les yeux. Elle sait que j’ai pleuré. Elle le sait toujours.

Dans la cuisine, la voix de Thomas résonne :
— Il n’y a plus de beurre ? Sérieusement ?

Camille soupire :
— J’ai fait les courses hier ! Tu crois que ça pousse dans le frigo ?

Je passe devant eux sans un mot. Je sens leur tension, leur fatigue. Je la partage. Nous sommes cinq à vivre ici : Thomas, Camille, Kacper, ma mère Madeleine — quatre-vingt-trois ans et presque sourde — et moi. Cinquante-cinq mètres carrés au cœur du 19ème arrondissement de Paris. Un salon minuscule transformé en chambre pour Thomas et Camille. Ma mère et moi partageons la petite chambre du fond. Kacper dort dans un lit superposé au-dessus du canapé.

Le matin, c’est la guerre pour la salle de bain. Le soir, c’est la guerre pour la télécommande. Et toute la journée, c’est la guerre pour un peu d’air.

Je repense à notre maison en banlieue, vendue il y a deux ans après le décès de mon mari. Trop grande, trop chère à entretenir seule. Thomas venait d’être licencié, Camille enceinte jusqu’aux yeux. Ils n’avaient nulle part où aller. Alors j’ai dit : « Venez chez moi, on se serrera. »

Je ne savais pas que « se serrer » voulait dire s’étouffer.

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que Madeleine râlait parce qu’elle n’entendait pas le journal télévisé, Thomas a explosé :
— On ne peut pas continuer comme ça ! On va finir par s’entretuer !

Camille a fondu en larmes :
— Tu crois que ça m’amuse ? Je n’en peux plus ! J’ai l’impression d’être une étrangère chez moi !

J’ai voulu parler, dire que moi aussi je souffrais, que moi aussi j’étouffais… mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. J’ai regardé Kacper jouer avec ses petites voitures au pied du canapé, indifférent à nos disputes d’adultes.

Le lendemain matin, Madeleine a renversé son bol de café sur le tapis. J’ai crié plus fort que je ne l’aurais voulu. Elle m’a regardée avec ses yeux fatigués :
— Tu n’es plus jamais gentille avec moi.

J’ai eu honte. Honte d’être devenue cette femme aigrie qui crie sur sa mère parce qu’il n’y a plus de place pour respirer.

Les jours passent et se ressemblent. Les courses à faire avec un budget serré. Les factures qui s’accumulent sur le coin de la table. Les nuits blanches à écouter les ronflements de Madeleine ou les disputes étouffées de Thomas et Camille derrière la cloison trop fine.

Un dimanche matin, alors que je prépare le café, Camille entre dans la cuisine.
— On ne peut pas continuer comme ça…
Sa voix tremble.
— On va chercher un studio pour nous trois. Même si c’est petit…
Je sens mon cœur se serrer.
— Mais… Kacper ? Il va être à l’étroit…
Elle hausse les épaules.
— On s’étouffe tous ici. Ce n’est pas une vie.

Je voudrais lui dire qu’elle a raison. Mais au fond de moi, j’ai peur de rester seule avec Madeleine. Peur du silence après tant de bruit.

Le soir même, Thomas me prend à part sur le balcon minuscule où l’on fume en cachette.
— Maman… Tu sais que ce n’est pas contre toi ?
Je hoche la tête sans répondre.
Il ajoute :
— On t’aime. Mais on a besoin d’air…

Je regarde Paris s’étendre sous mes pieds, les lumières des immeubles voisins où d’autres familles vivent peut-être les mêmes drames silencieux.

Quelques semaines plus tard, ils trouvent un studio à Pantin. Vingt-huit mètres carrés pour trois. Le jour du départ, Kacper me serre fort dans ses bras :
— Tu viendras me voir ?
Je promets sans savoir si j’en aurai la force.

Le soir venu, l’appartement est soudain immense et vide. Madeleine s’endort devant la télé. Je m’assois sur le rebord de la baignoire — encore — et je pleure longtemps.

Est-ce cela, vieillir ? Voir sa famille partir pour mieux respirer ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans s’étouffer ? Qu’en pensez-vous ?