Quand mon fils est devenu père à dix-huit ans : récit d’une mère française face au regard des autres
— Tu vas me détester, maman…
La voix de Julien tremblait, ses mains serraient nerveusement la lanière de son sac à dos. Il était debout devant moi, dans la cuisine, un vendredi soir d’avril. J’ai senti mon cœur s’arrêter. Je savais que quelque chose clochait depuis des semaines : ses absences, ses regards fuyants, ses messages reçus en pleine nuit. Mais jamais je n’aurais imaginé ça.
— Je vais être papa…
Le silence a explosé entre nous. J’ai cru que le carrelage allait se fissurer sous mes pieds. Dix-huit ans. Mon bébé, mon Julien, celui que j’avais élevé seule depuis la mort de son père, allait avoir un enfant. J’ai senti la colère monter, puis la peur, puis une tristesse immense. J’ai voulu crier, pleurer, le serrer dans mes bras et le gifler en même temps.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ?
Il a hoché la tête, les yeux rouges.
— C’est avec Camille… Elle est enceinte de trois mois. On voulait te le dire avant, mais…
Mais quoi ? Que les rumeurs couraient déjà dans notre petite ville ? Que les voisins avaient déjà fait leurs calculs ? Ici, à Crest, tout finit par se savoir. La boulangère m’a regardée bizarrement ce matin-là, et j’ai compris que j’étais la dernière à apprendre la nouvelle.
Les jours suivants ont été un tourbillon de disputes et de silences. Ma mère, Simone, a débarqué chez moi avec son éternel tablier à fleurs.
— Tu vois où mène ta façon trop douce de l’élever ? À dix-huit ans, père ! Et la famille de Camille ? Ils disent quoi ?
J’ai encaissé ses reproches comme on encaisse une pluie froide en plein hiver. Je n’avais pas les réponses. La mère de Camille, Madame Lefèvre, m’a appelée :
— Il faut qu’on parle. Nos enfants ont fait une bêtise, mais on ne va pas les laisser seuls.
J’ai senti une pointe d’espoir dans sa voix. Peut-être qu’on pouvait s’en sortir ensemble. Mais le dimanche suivant, à la sortie de la messe, j’ai entendu les chuchotements derrière mon dos :
— Tu as vu le fils Martin ?
— À peine majeur et déjà père…
— Sa mère doit être fière !
J’ai serré les dents. Je voulais protéger Julien de tout ça, mais comment faire quand tout le monde vous juge ?
Julien s’est enfermé dans sa chambre. Il ne parlait plus. Il ne mangeait presque rien. Un soir, je l’ai trouvé assis sur son lit, les yeux perdus dans le vide.
— Je ne suis pas prêt, maman… Je vais tout gâcher…
Je me suis assise à côté de lui. J’ai pris sa main dans la mienne.
— Personne n’est jamais vraiment prêt à devenir parent. Moi non plus je ne l’étais pas quand tu es arrivé. Mais tu n’es pas seul.
Il a fondu en larmes dans mes bras. J’ai pleuré avec lui. Pour lui, pour moi, pour cet enfant à venir qui n’avait rien demandé à personne.
Camille venait parfois dîner chez nous. Elle avait l’air encore plus perdue que Julien. Sa mère et moi avons essayé d’organiser des rencontres pour parler de l’avenir : école ou apprentissage pour Julien ? Où loger Camille ? Comment annoncer la nouvelle à leurs amis ?
Un soir, alors que je débarrassais la table, ma mère a lâché :
— Dans mon temps, on envoyait les filles « en pension » pour cacher leur honte…
J’ai explosé :
— Ce n’est pas une honte ! C’est difficile, oui, mais ce n’est pas une honte !
Julien a entendu. Il est venu me serrer fort contre lui.
Les mois ont passé. Le ventre de Camille s’est arrondi. Les regards dans la rue sont devenus moins insistants, mais certains amis de Julien ont pris leurs distances. Il a dû arrêter le foot pour travailler quelques heures chez un maraîcher du coin. Il rentrait épuisé mais fier d’apporter un peu d’argent.
La veille de l’accouchement, il est venu me voir dans la cuisine.
— Tu crois que je vais y arriver ?
J’ai souri malgré mes larmes.
— Tu es mon fils. Tu as déjà traversé tant d’épreuves… Tu vas y arriver.
Le lendemain matin, j’ai tenu Camille par la main à l’hôpital pendant que Julien courait chercher une sage-femme. Quand j’ai entendu les premiers cris du bébé, j’ai compris que notre vie venait de basculer à jamais.
Aujourd’hui, cela fait six mois que Léo est né. Julien a repris ses études par correspondance et travaille toujours chez le maraîcher. Camille vit chez nous avec le bébé ; parfois c’est difficile, souvent c’est chaotique, mais on avance tous ensemble.
Parfois je me demande : ai-je bien fait ? Aurais-je dû être plus stricte avec Julien ? Ou au contraire plus présente ? Mais quand je vois mon fils bercer son enfant avec tendresse, je me dis qu’on a peut-être réussi quelque chose malgré tout.
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment préparer nos enfants à affronter la vie quand elle frappe si fort et si tôt ?