« On partage l’addition ? » – Le rendez-vous qui a tout bouleversé dans ma vie

« Tu veux qu’on partage l’addition ? »

La phrase claque, sèche, inattendue. Je lève les yeux vers Thomas, assis en face de moi dans ce petit bistrot du 11ème arrondissement. Il évite mon regard, tripote nerveusement son verre d’eau. Je sens mon cœur se serrer, une chaleur désagréable me monter aux joues. Je n’arrive pas à croire que c’est en train de m’arriver. Pourtant, tout avait si bien commencé.

J’avais passé des heures à choisir ma robe, à hésiter sur le rouge à lèvres, à relire nos messages sur Tinder. Thomas semblait drôle, cultivé, un peu timide – tout ce que j’aimais. Ma mère m’avait appelée juste avant que je parte :

— N’oublie pas, Camille, un homme galant paie toujours au premier rendez-vous. C’est une question de respect !

J’avais soupiré, mais au fond de moi, j’espérais qu’elle ait raison. J’avais grandi dans une famille où les traditions comptaient : mon père ouvrait toujours la porte à ma mère, mes frères payaient pour leurs copines. Pourtant, je me voulais moderne, indépendante… mais ce soir-là, je me suis retrouvée piégée entre deux mondes.

Le dîner avait été agréable. On avait parlé cinéma français, voyages en Bretagne, souvenirs d’enfance. Thomas riait à mes blagues, ses yeux brillaient quand il racontait ses vacances à Saint-Malo. Je me sentais légère, presque heureuse. Jusqu’à ce que le serveur pose l’addition sur la table.

Un silence gênant s’est installé. J’ai attendu qu’il prenne l’initiative. Il a sorti son portefeuille… puis s’est arrêté net.

— Tu veux qu’on partage l’addition ?

J’ai senti la déception m’envahir comme une vague froide. J’ai repensé à ma mère, à ses conseils, à toutes ces histoires de princesses et de chevaliers qu’on m’avait racontées petite. Et puis j’ai vu le regard de Thomas, plein d’incertitude, presque d’excuse.

— Euh… oui, bien sûr…

Ma voix tremblait malgré moi. J’ai sorti ma carte bancaire, les mains moites. Le serveur a scanné nos cartes sans un mot. Le reste du dîner s’est déroulé dans un malaise palpable.

Sur le chemin du retour, je n’arrêtais pas de ressasser la scène. Pourquoi étais-je aussi déçue ? Après tout, je travaille, je gagne ma vie. Mais au fond de moi, j’avais l’impression d’avoir été trahie – par lui, par moi-même, par toutes ces attentes contradictoires qui me tiraillaient.

Arrivée chez moi, j’ai trouvé ma mère dans la cuisine.

— Alors ? Il t’a plu ?

J’ai haussé les épaules.

— On a partagé l’addition.

Elle a levé les yeux au ciel.

— Tu vois ! Les hommes d’aujourd’hui ne savent plus ce que c’est que la galanterie…

Mon père a marmonné depuis le salon :

— C’est la faute de la société moderne…

J’ai eu envie de crier. De leur dire que ce n’était pas si simple. Que j’avais honte d’être déçue pour une histoire d’argent alors que je prône l’égalité toute la journée. Que j’avais peur de ne jamais trouver ma place entre leurs valeurs et celles du monde d’aujourd’hui.

Le lendemain matin, mon frère Paul est passé prendre un café.

— Alors ce Thomas ?

Je lui ai tout raconté. Il a ri doucement.

— Camille… tu sais, c’est normal d’être perdue. On est tous paumés avec ces histoires de couple maintenant. Mais tu dois faire ce qui te ressemble à toi, pas ce qu’attendent les autres.

Ses mots m’ont touchée plus que je ne voulais l’admettre.

Les jours ont passé. Thomas m’a envoyé un message : « J’ai passé une bonne soirée… Peut-être qu’on pourrait se revoir ? »

J’ai hésité longtemps avant de répondre. J’avais envie de lui dire oui – il était gentil, sincère – mais quelque chose me retenait. Peut-être la peur de revivre ce malaise. Peut-être la peur d’affronter mes propres contradictions.

Un soir, alors que je rentrais du travail sous la pluie parisienne, j’ai croisé le reflet de mon visage dans une vitrine : fatiguée, mais déterminée. J’ai compris que le vrai combat n’était pas contre Thomas ou contre ma famille, mais contre cette petite voix en moi qui me jugeait sans cesse.

J’ai fini par répondre à Thomas :

« Merci pour la soirée. Je crois que j’ai besoin de temps pour moi en ce moment. »

Il a compris. Ou du moins il a fait semblant.

Aujourd’hui encore, je repense souvent à cette soirée. À cette addition partagée qui a tout déclenché. Est-ce vraiment si grave ? Pourquoi laisse-t-on des détails aussi banals remettre en question notre valeur ou nos désirs ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression de vous perdre entre ce que vous voulez vraiment et ce que les autres attendent de vous ?