J’ai tout sacrifié pour mes enfants… Aujourd’hui, je ne suis plus qu’une ombre dans leur vie. Est-ce vraiment ce que je mérite ?

« Tu exagères, maman ! On t’a déjà dit que tu pouvais venir quand tu voulais… » La voix de ma fille, Claire, résonne dans le combiné, sèche, presque agacée. Je serre le téléphone contre mon oreille, le cœur serré. Je n’ose pas lui dire que je n’ai pas vu mes petits-enfants depuis Noël dernier, que chaque jour sans eux me pèse comme une pierre dans la poitrine. Je raccroche doucement, les larmes aux yeux.

Je m’appelle Hélène, j’ai 67 ans. J’ai grandi à Dijon, dans une famille modeste où l’on ne parlait pas beaucoup mais où l’on se serrait les coudes. Quand j’ai eu mes enfants, Claire et Thomas, j’ai juré de leur offrir tout ce que je n’avais pas eu : de l’amour, du temps, un foyer stable. J’ai travaillé toute ma vie comme infirmière à l’hôpital public, souvent de nuit, pour payer les études de Claire et aider Thomas à monter sa petite entreprise de menuiserie. Leur père, Jean-Luc, est parti quand ils étaient encore jeunes. J’ai tout assumé seule.

Il y a trois ans, Thomas est venu me voir un soir d’hiver. Il avait ce regard inquiet qu’il avait enfant, quand il avait peur de me décevoir. « Maman… J’ai des soucis avec la banque. Si je perds l’atelier, c’est fini pour moi… » J’ai réfléchi une nuit entière. Le lendemain, j’ai pris rendez-vous chez le notaire et j’ai vendu mon appartement pour l’aider à rembourser ses dettes. Je me suis installée dans un petit studio en banlieue de Dijon. Claire m’a dit que c’était « temporaire », qu’elle m’inviterait plus souvent à Paris. Mais les invitations se sont faites rares.

Au début, ils venaient me voir. Thomas passait parfois le dimanche avec ses enfants, mais il était toujours pressé : « Désolé maman, j’ai du boulot… » Claire m’appelait pour me raconter ses soucis au travail ou les exploits de ses filles au lycée. Mais jamais elle ne me demandait comment j’allais vraiment.

Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre la fenêtre de mon studio, j’ai tenté d’appeler Claire. Elle n’a pas répondu. J’ai laissé un message : « Ma chérie, tu me manques… » Elle ne m’a rappelée que trois jours plus tard : « Désolée maman, j’étais débordée. »

La solitude s’est installée insidieusement. Les voisins du palier sont jeunes ou absents toute la journée. Je vais parfois au marché pour entendre des voix humaines. Je m’assois sur un banc et j’écoute les conversations des autres, des familles qui rient ensemble. Je me demande ce que j’ai raté.

Un dimanche matin, j’ai décidé de prendre le train pour Paris sans prévenir Claire. J’avais acheté un gâteau chez le pâtissier du coin, comme autrefois. Quand elle a ouvert la porte, elle a eu un mouvement de recul : « Maman ? Tu aurais pu prévenir ! On partait justement chez les parents de Paul… » J’ai vu dans ses yeux une gêne que je n’avais jamais remarquée avant. J’ai laissé le gâteau sur la table et je suis repartie le cœur en miettes.

Thomas aussi s’éloigne. Il m’a dit récemment : « Tu sais maman, tu devrais penser à toi maintenant… Profite un peu ! » Mais comment profiter quand on se sent inutile ? Quand on n’a plus personne à qui raconter sa journée ?

Parfois je repense à mon appartement lumineux du centre-ville, aux rires des enfants qui couraient dans le couloir, à l’odeur du café le matin… Tout cela semble appartenir à une autre vie.

Un soir d’hiver, alors que la nuit tombait tôt sur Dijon, j’ai reçu un appel inattendu de ma petite-fille Lucie : « Mamie, tu viens à mon spectacle de danse samedi ? » Mon cœur s’est emballé comme au premier rendez-vous amoureux. J’y suis allée avec une joie fébrile. Mais Claire était distante : « Tu aurais pu demander avant si on avait de la place… » J’ai compris que même là, je n’étais plus vraiment chez moi.

Je me demande souvent si j’ai trop donné. Si en sacrifiant tout pour eux, je ne leur ai pas appris à donner en retour. Peut-être qu’en voulant être une mère parfaite, je suis devenue invisible.

Aujourd’hui encore, je regarde les photos jaunies sur ma table de chevet : Claire bébé dans mes bras, Thomas qui rit sur la plage de Saint-Malo… Je me demande où sont passés ces enfants-là.

Est-ce cela vieillir en France aujourd’hui ? Donner sans compter et finir seule dans un studio anonyme ? Est-ce que d’autres mères ressentent cette douleur sourde d’être oubliées par ceux qu’elles ont tant aimés ?

Je vous pose la question : est-ce qu’on mérite vraiment cette solitude après tant de sacrifices ? Est-ce que l’amour maternel doit toujours être à sens unique ?