Quand la maison se vide : le cri silencieux d’une mère française
— Camille, tu pourrais au moins répondre à mes messages !
Ma voix résonne dans le salon vide, se perdant contre les murs tapissés de photos jaunies. Je serre mon téléphone dans la main, espérant une vibration, un signe. Rien. Juste le tic-tac de l’horloge et le souffle du vent contre les volets. Depuis que mes enfants sont partis, la maison semble s’être figée dans une attente interminable.
Je m’appelle Françoise. J’ai 62 ans et j’habite à Saint-Maur-des-Fossés, dans cette grande maison qui autrefois débordait de vie. Camille, ma fille aînée, vit à Lyon depuis trois ans. Julien, mon cadet, a choisi Bordeaux pour ses études d’architecture. Ils m’avaient promis de revenir souvent. Mais la vie, les amours, les ambitions… tout cela les a happés loin de moi.
Ce soir-là, je me traîne jusqu’à la cuisine. La lumière blafarde éclaire la table où s’empilent les courriers non ouverts et les factures. Je n’ai plus la force de cuisiner pour une seule personne. Je me contente d’un yaourt et d’une tranche de pain. Je repense à ces soirs où Camille râlait parce que je mettais trop d’ail dans la ratatouille, où Julien lançait des boulettes de pain à sa sœur en riant. Maintenant, même le chat a déserté la maison depuis qu’il a trouvé refuge chez la voisine.
Parfois, je croise Monsieur Lefèvre dans l’escalier. Il me demande toujours si tout va bien. Je souris poliment, mais il voit bien que je mens. Il m’aide parfois à porter mes courses ou à changer une ampoule. Mais ce n’est pas pareil. Ce n’est pas la chaleur d’une famille.
Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres, le téléphone sonne enfin. Mon cœur bondit.
— Allô ?
— Maman ?
— Camille ! Oh mon Dieu, tu vas bien ?
— Oui, maman… Je voulais juste te dire que je ne pourrai pas venir pour Noël cette année. J’ai trop de travail…
Sa voix est lointaine, presque gênée. J’entends des rires derrière elle. Peut-être son nouveau copain dont elle ne m’a jamais vraiment parlé.
— Ce n’est pas grave, ma chérie… Je comprends.
Mais je ne comprends pas. Pas vraiment. J’ai envie de hurler : « Et moi ? Qui pense à moi ? » Mais je ravale mes larmes et raccroche doucement.
Les jours passent, tous identiques. Je regarde par la fenêtre les enfants du quartier jouer au ballon sur le trottoir. Leurs cris me rappellent ceux de mes propres enfants. J’aimerais tant revenir en arrière, retrouver ces matins de rentrée où je préparais des tartines en vitesse, où je criais « Dépêchez-vous ou vous allez rater le bus ! »
Un samedi matin, alors que je tente de descendre les escaliers avec mon sac de courses, ma jambe flanche. Je tombe lourdement sur la dernière marche. La douleur me coupe le souffle. C’est Monsieur Lefèvre qui me trouve là, quelques minutes plus tard.
— Françoise ! Vous allez bien ?
Il m’aide à me relever et insiste pour appeler un médecin. À l’hôpital, on me diagnostique une entorse sévère. Immobilisée pour plusieurs semaines.
Je tente d’appeler Julien.
— Maman… Je suis désolé mais j’ai un concours important dans deux jours… Je viendrai dès que je peux.
Encore une fois, je souris au téléphone pour masquer ma déception.
Les semaines passent. Monsieur Lefèvre vient chaque jour m’apporter du pain frais ou discuter quelques minutes. Mais la solitude me pèse plus que jamais. Je me surprends à parler toute seule, à raconter mes journées à la photo de mon mari disparu il y a dix ans.
Un soir, alors que je regarde une vieille cassette vidéo où Camille souffle ses bougies d’anniversaire entourée de ses amis du lycée, je fonds en larmes. Pourquoi est-ce si difficile d’accepter que nos enfants nous échappent ? Pourquoi ce vide immense alors qu’ils sont simplement en train de vivre leur vie ?
Je décide alors d’écrire une lettre à mes enfants.
« Mes chers enfants,
Je comprends que vos vies soient pleines et passionnantes. Mais ici, votre absence est un gouffre qui me dévore chaque jour un peu plus. J’aimerais tant partager vos joies et vos peines, entendre vos voix autrement qu’à travers un écran ou un message furtif… »
Je n’envoie jamais cette lettre. Elle reste cachée dans mon tiroir, comme un secret trop lourd à avouer.
Un dimanche matin, Camille m’appelle enfin.
— Maman… Tu me manques aussi tu sais. Je suis désolée de ne pas être plus présente…
Sa voix tremble un peu. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression qu’elle comprend ma douleur.
Peut-être qu’un jour ils reviendront plus souvent. Peut-être qu’un jour cette maison retrouvera ses rires et ses cris d’antan.
Mais en attendant… comment fait-on pour survivre au silence ? Comment fait-on pour ne pas devenir invisible aux yeux de ceux qu’on aime le plus au monde ?