« Pourquoi ne suis-je jamais assez ? » – Le cri silencieux d’une mère abandonnée à Lyon
« Tu ne comprends donc jamais rien, Camille ! » La voix d’Antoine résonne encore dans l’entrée, tranchante comme un couteau. Je serre la main sur mon ventre arrondi, sentant la petite vie qui grandit en moi, alors que la sienne, lui, s’éloigne à jamais. Il pleut fort dehors, les gouttes martèlent la fenêtre de notre appartement à la Croix-Rousse, mais le vacarme dans ma tête est bien plus assourdissant.
Je me revois, debout, pieds nus sur le carrelage froid, incapable de bouger. « Je n’en peux plus, Camille. Je ne me sens pas prêt à être père, pas avec toi. » Ces mots, il les a jetés comme on jette une pierre dans un lac calme, ignorant les ondes qui allaient tout bouleverser. Je n’ai rien répondu. J’ai juste regardé la porte se refermer sur dix ans d’amour, de projets, de promesses murmurées à la lueur des réverbères lyonnais.
La nuit suivante, j’ai appelé ma mère. « Maman, il est parti. » Silence. Puis ce soupir, ce fameux soupir qui dit tout sans rien dire. « Tu vois, je t’avais prévenue, Camille. Les hommes… » Elle n’a pas fini sa phrase. J’ai raccroché. J’aurais voulu qu’elle me serre dans ses bras, qu’elle me dise que tout ira bien, mais chez nous, on ne parle pas de ces choses-là. On endure, en silence.
Les jours ont passé, lourds et gris. J’ai continué à aller travailler à la bibliothèque municipale, feignant la normalité devant mes collègues. « Tu as l’air fatiguée, Camille », me disait souvent Sophie, la responsable. Je souriais, je mentais : « Juste un peu de mal à dormir avec le bébé qui bouge. » Mais la vérité, c’est que je ne dormais plus du tout. Je me demandais sans cesse : qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Pourquoi ne suis-je jamais assez ?
Un soir, alors que je rangeais des livres dans le rayon jeunesse, j’ai croisé le regard d’une petite fille qui lisait seule, assise par terre. Elle m’a souri timidement. J’ai senti les larmes monter. J’ai pensé à mon bébé, à cette vie qui allait arriver sans père, sans repères. J’ai eu peur de ne pas être à la hauteur.
Ma sœur, Élodie, est venue me voir un dimanche. Elle a débarqué avec ses deux enfants turbulents et son mari parfait, Thomas. « Tu sais, Camille, tu devrais peut-être pardonner à Antoine. Les hommes font parfois des bêtises… » J’ai explosé : « Tu crois que c’est si simple ? Qu’on peut tout effacer d’un coup de baguette magique ? » Thomas a détourné les yeux. Les enfants se sont tus. Élodie a soupiré : « Tu as toujours été trop sensible… »
Le soir même, j’ai retrouvé une vieille lettre de mon père dans un tiroir. Il était parti lui aussi, quand j’avais huit ans. Ma mère n’en parlait jamais. J’ai relu ses mots tremblés : « Je t’aime, ma petite Camille. Je suis désolé de ne pas avoir su rester. » J’ai compris alors que l’abandon courait dans nos veines comme une malédiction silencieuse.
Le temps a filé. Mon ventre s’est arrondi encore. Les regards dans la rue ont changé : une femme enceinte seule, ça intrigue, ça gêne parfois. À la pharmacie du quartier, la caissière m’a demandé : « Et le papa, il est content ? » J’ai souri, j’ai menti encore : « Oui, très… »
À l’hôpital Édouard-Herriot, le jour de l’accouchement, j’étais seule dans la chambre blanche, entourée de machines et de bruits sourds. J’ai pensé à fuir, à tout abandonner moi aussi. Mais quand j’ai entendu le premier cri de mon fils, j’ai su que je n’avais plus le droit de céder.
Ma mère est venue voir le bébé deux jours plus tard. Elle l’a pris dans ses bras maladroitement : « Il a les yeux de son père… » J’ai senti la colère monter : « Tu pourrais au moins dire qu’il a quelque chose de moi ! » Elle a haussé les épaules : « On ne choisit pas ce qu’on transmet… »
Les semaines suivantes ont été un combat quotidien : nuits blanches, pleurs, solitude. Parfois, je hurlais dans l’oreiller pour ne pas réveiller mon fils. Parfois, je m’effondrais sur le canapé en me demandant si je n’étais pas en train de reproduire les erreurs de mes parents.
Un soir d’hiver, alors que je berçais mon fils près de la fenêtre, j’ai vu Antoine en bas de l’immeuble. Il hésitait, la tête baissée sous la pluie. Mon cœur s’est emballé. Il a fini par sonner. J’ai ouvert la porte sans un mot.
« Je voulais voir notre fils », a-t-il murmuré. Il avait l’air fatigué, perdu. J’ai senti la colère et l’amour se battre en moi comme deux bêtes sauvages. Il a pris le bébé dans ses bras, maladroitement lui aussi. Le silence était lourd.
« Je suis désolé, Camille… Je croyais que je n’étais pas prêt, mais… » Il n’a pas fini sa phrase. J’ai détourné les yeux : « On ne revient pas en arrière, Antoine. On fait juste ce qu’on peut avec ce qu’on a. »
Depuis ce soir-là, il vient parfois voir son fils. Nous ne sommes plus un couple, mais nous essayons d’être des parents dignes pour lui. Ma famille reste divisée : ma mère refuse de lui parler, Élodie me reproche d’être trop dure.
Mais chaque soir, quand je regarde mon fils dormir, je me demande : est-ce que l’amour suffit vraiment à réparer ce qui a été brisé ? Est-ce qu’on peut un jour se sentir assez pour ceux qu’on aime ?
Et vous, avez-vous déjà eu l’impression de ne jamais être assez ?