« Quand l’amitié devient à sens unique : l’histoire de mon lien brisé avec Anouk »

« Je n’en peux plus, Claire. Je ne sais pas quoi faire avec Lucie, elle me rend folle ! »

La voix d’Anouk résonne dans la cuisine, tranchante, presque désespérée. Je pose ma tasse de thé, attentive, comme toujours. Depuis presque vingt ans, je suis la confidente d’Anouk. Nous nous sommes rencontrées à la mairie de Bordeaux, deux femmes fraîchement divorcées, la quarantaine bien entamée, chacune avec une adolescente à la maison et le cœur cabossé. Au début, c’était des pauses café volées entre deux dossiers, puis des déjeuners à la brasserie du coin, et enfin ces soirées où l’on refaisait le monde autour d’un verre de vin blanc.

Anouk est volcanique, entière, parfois épuisante. Elle appelle à n’importe quelle heure : « Claire, tu peux parler ? » Et moi, je suis là. Toujours. J’écoute ses histoires de cœur ratées, ses disputes avec sa fille Lucie, ses angoisses au travail. J’ai appris à reconnaître le ton de sa voix qui annonce une tempête. Je me suis habituée à ses silences soudains quand elle boude, à ses éclats de rire qui font oublier la grisaille.

Mais ce soir-là, tout a basculé. J’étais assise sur mon canapé, les mains tremblantes. Mon fils Thomas venait de m’annoncer qu’il voulait partir vivre chez son père à Paris. J’avais l’impression qu’on m’arrachait une partie de moi-même. J’ai composé le numéro d’Anouk, espérant trouver un peu de réconfort.

— Anouk… Tu as cinq minutes ?

Un soupir à l’autre bout du fil.

— Franchement Claire, pas ce soir. Je n’ai pas la force pour tes problèmes. Lucie vient de claquer la porte et j’en peux plus.

J’ai senti mon cœur se serrer. Je suis restée silencieuse quelques secondes, espérant qu’elle changerait d’avis. Mais rien. Juste un silence pesant.

— D’accord… Bonne soirée alors.

J’ai raccroché. Pour la première fois en vingt ans, je me suis sentie seule. Vraiment seule.

Les jours suivants, j’ai tenté de relativiser. Après tout, Anouk avait aussi ses soucis. Mais plus j’y pensais, plus une colère sourde montait en moi. Pourquoi étais-je toujours celle qui écoute ? Pourquoi mes problèmes semblaient-ils toujours moins importants que les siens ?

J’ai repensé à toutes ces fois où j’ai laissé tomber mes propres plans pour elle : les soirées annulées parce qu’Anouk avait besoin de parler, les week-ends où j’ai gardé Lucie pour qu’elle puisse souffler… Et moi ? Qui s’est soucié de moi ?

Un samedi matin, alors que je faisais le marché sur la place Saint-Michel, je l’ai croisée par hasard. Elle riait avec une collègue du bureau. Nos regards se sont croisés et elle a esquissé un sourire gêné.

— Claire ! Ça fait longtemps…

Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire ce que j’avais sur le cœur.

— Tu sais Anouk, j’aurais eu besoin de toi l’autre soir.

Elle a haussé les épaules.

— On a toutes nos galères… Tu sais comment c’est.

J’ai senti les larmes monter. J’ai détourné les yeux et je suis partie sans un mot.

Les semaines ont passé. Anouk a continué à m’envoyer des messages : « Tu veux qu’on prenne un café ? », « J’ai besoin de te parler… » Mais je n’avais plus envie. Je me suis rendu compte que notre amitié était devenue un monologue où je n’existais que comme oreille attentive.

Ma fille Camille m’a dit un soir :

— Maman, tu es trop gentille avec elle. Elle ne pense jamais à toi.

J’ai souri tristement. Peut-être que Camille avait raison.

Un dimanche pluvieux, Anouk s’est pointée chez moi sans prévenir. Elle pleurait, Lucie avait fugué pour rejoindre son copain à Toulouse.

— Claire, je t’en supplie… J’ai besoin de toi.

Je l’ai laissée entrer. Elle s’est effondrée sur le canapé et a parlé pendant des heures. Je l’écoutais machinalement, mais quelque chose en moi s’était brisé.

Quand elle est partie, j’ai pris une décision difficile : mettre de la distance entre nous. J’avais besoin de penser à moi pour une fois.

J’ai commencé à sortir seule : cinéma d’art et essai, randonnées sur le bassin d’Arcachon, ateliers d’écriture à la bibliothèque municipale. J’ai rencontré d’autres femmes qui traversaient aussi des tempêtes silencieuses. Petit à petit, j’ai retrouvé confiance en moi.

Anouk a continué à m’appeler. Parfois je répondais, parfois non. Un jour elle m’a écrit : « Tu me manques Claire… Qu’est-ce qui se passe ? »

Je lui ai répondu simplement : « J’ai besoin qu’on soit là l’une pour l’autre, pas seulement dans un sens. »

Elle n’a pas compris tout de suite. Elle a cru que je lui en voulais pour une broutille. Mais ce n’était pas ça. C’était plus profond : le sentiment d’être invisible dans une relation qui aurait dû être un refuge.

Aujourd’hui encore, je me demande si on peut vraiment réparer une amitié qui s’est construite sur un déséquilibre aussi fort. Peut-on pardonner l’égoïsme quand il vient de quelqu’un qu’on aime ? Ou faut-il apprendre à se protéger, même au prix d’une solitude nouvelle ?

Parfois je repense à toutes ces années partagées avec Anouk et je me demande : est-ce que j’aurais dû parler plus tôt ? Est-ce que c’est égoïste de vouloir recevoir autant qu’on donne ? Qu’en pensez-vous ?