« Tu t’en sortiras, tu as toujours été forte » : Quand la force devient une prison
« Tu t’en sortiras, tu as toujours été forte. »
Ces mots, prononcés par mon mari Jacques ce soir-là, m’ont transpercée comme une lame froide. J’étais debout dans la cuisine, les mains tremblantes sur l’évier, les yeux rougis par les larmes. Je venais de passer trois heures à essayer de réconcilier nos deux fils, Paul et Mathieu, qui s’étaient encore disputés pour une histoire d’héritage ridicule. J’avais préparé le dîner, aidé ma petite-fille à finir ses devoirs de maths, et répondu à trois appels de ma sœur qui ne savait plus comment gérer sa séparation. J’étais épuisée. J’avais juste besoin d’un geste, d’un mot tendre. Mais Jacques, assis devant le journal télévisé, n’a même pas détourné les yeux de l’écran.
— Tu t’en sortiras, tu as toujours été forte, a-t-il dit d’un ton presque distrait.
J’ai senti mon cœur se serrer. Depuis combien d’années portais-je ce masque de femme inébranlable ? Depuis combien de temps étais-je devenue la colonne vertébrale invisible de cette famille ?
Je m’appelle Claire Dubois. J’ai 62 ans et j’habite à Tours. Toute ma vie, on m’a appris à être utile. Petite déjà, maman me confiait la garde de mes deux petites sœurs pendant qu’elle travaillait au marché. À l’école, c’était moi qui consolais les copines après une mauvaise note ou une dispute avec un garçon. Plus tard, quand j’ai rencontré Jacques à la fac de lettres, il m’a tout de suite dit : « Tu es différente, Claire. Tu as une force en toi. » J’en étais fière. Je croyais que c’était un compliment.
Mais aujourd’hui, cette force est devenue ma prison.
Je me souviens du Noël dernier. Toute la famille était réunie dans notre maison. Les enfants couraient partout, les adultes riaient fort autour du foie gras et du champagne. Mais moi, je ne profitais pas. J’étais en cuisine depuis 6h du matin, à surveiller le chapon et les gratins dauphinois. Ma belle-fille Sophie m’a lancé :
— Claire, tu es incroyable ! Comment tu fais pour tout gérer ?
J’ai souri poliment. Mais à l’intérieur, je criais : « Je n’en peux plus ! »
Le soir venu, alors que tout le monde dormait, je me suis effondrée sur le carrelage froid de la salle de bains. J’ai pleuré en silence pour ne réveiller personne. J’avais mal partout : au dos, aux mains, au cœur surtout.
Mais le lendemain matin, j’ai remis mon tablier et mon sourire.
Ce rôle de femme forte est devenu un piège. On ne me demande jamais comment je vais vraiment. On ne me laisse pas le droit d’être fatiguée ou triste. Quand j’essaie d’en parler à mes enfants, ils répondent :
— Mais maman, tu as toujours tout géré !
— Tu es notre roc !
Même mes amies me disent :
— Claire, si toi tu craques, où va-t-on ?
Alors je continue. Je fais les courses pour ma voisine âgée. Je garde mes petits-enfants tous les mercredis parce que « tu sais si bien t’en occuper ». Je prépare des gâteaux pour la kermesse de l’école. Je gère les papiers administratifs de Jacques qui n’y comprend rien.
Mais à force de tout porter seule, je me suis perdue.
Un soir d’avril, après une journée particulièrement éprouvante — Paul venait d’annoncer qu’il voulait divorcer et ma sœur avait fait un malaise — j’ai craqué devant Jacques.
— Jacques… Je n’y arrive plus… Je suis fatiguée…
Il a levé les yeux vers moi avec un air surpris.
— Mais enfin Claire… Tu t’en sortiras… Tu as toujours été forte…
J’ai eu envie de hurler : « Et si je ne veux plus être forte ? Et si j’ai juste besoin qu’on me prenne dans les bras ? »
Mais rien n’est sorti.
Depuis ce soir-là, quelque chose s’est brisé en moi. J’ai commencé à faire des insomnies. À perdre l’appétit. À éviter les réunions familiales où je savais qu’on attendrait encore tout de moi.
Un matin, en allant chercher du pain chez la boulangère — Madame Lefèvre — elle m’a regardée avec douceur :
— Vous avez mauvaise mine, Claire… Ça va ?
Pour la première fois depuis des années, j’ai répondu honnêtement :
— Non… Je crois que ça ne va pas.
Elle m’a invitée à prendre un café derrière le comptoir. Nous avons parlé longtemps. Elle m’a raconté comment elle aussi avait tout donné pour sa famille jusqu’au burn-out.
Ce jour-là, j’ai compris que je n’étais pas seule.
J’ai pris rendez-vous chez mon médecin généraliste. Il m’a parlé d’épuisement moral et m’a proposé un suivi psychologique. Au début j’ai eu honte : moi, Claire Dubois, la femme forte… demander de l’aide ? Mais peu à peu j’ai accepté que je n’étais pas une machine.
J’ai commencé à dire non. Non à ma sœur qui voulait que je vienne chez elle tous les week-ends. Non à mes enfants qui me demandaient de garder les petits sans même un merci. Non à Jacques qui attendait que je gère tout sans broncher.
Au début ils ont été surpris. Certains m’en ont voulu.
— Maman change… Elle devient égoïste…
Mais petit à petit, ils ont compris que j’avais besoin d’exister pour moi aussi.
Aujourd’hui encore c’est difficile. Il y a des jours où je culpabilise. Où je me demande si je ne suis pas en train d’abandonner ceux que j’aime.
Mais je sens aussi renaître en moi une petite lumière : celle du respect de soi.
Alors je vous pose la question : pourquoi attend-on toujours des femmes qu’elles soient fortes pour tout le monde… mais jamais pour elles-mêmes ? Est-ce vraiment ça, aimer sa famille ? Ou bien est-ce s’oublier soi-même jusqu’à disparaître ?