Trois fois maman en un an : Mon combat, ma force, mon espoir
« Tu es sérieuse, Camille ? Trois enfants en un an ? Mais tu n’as pas honte ? »
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Je me souviens de ce matin d’octobre, la pluie battant contre les vitres de notre petit appartement à Nantes. J’étais assise sur le canapé, tenant dans mes bras mon dernier-né, Léon, à peine deux semaines. Ma fille aînée, Chloé, rampait maladroitement sur le tapis, tandis que Paul, mon deuxième, pleurait dans son berceau. Trois enfants. Un an. Aucun n’est jumeau. Aucun n’était prévu si tôt.
Je n’ai pas eu le temps de respirer entre chaque naissance. Chloé est arrivée en janvier, Paul en juillet, Léon en septembre. Les médecins m’ont dit que c’était rare, presque impossible. Mais la vie ne suit pas toujours les statistiques.
« Camille, tu vas finir seule avec tes gosses ! » avait crié mon père lors d’un dîner familial qui avait viré au tribunal. Mon compagnon, Julien, était là, silencieux, les yeux fuyants. Il n’a pas supporté la pression. Deux semaines après la naissance de Léon, il est parti. « Je ne peux pas… Je suis désolé… » a-t-il murmuré avant de claquer la porte.
J’ai cru mourir ce soir-là. Je me suis retrouvée seule avec trois bébés, sans famille pour m’aider – mes parents m’en voulaient trop pour oser franchir le seuil de chez moi. Les voisins me regardaient avec pitié ou dédain. À la boulangerie, la boulangère murmurait : « Encore un ? Elle ne connaît pas la pilule ? »
Les nuits étaient interminables. Je dormais par tranches de vingt minutes, entre deux tétées, deux couches à changer, deux crises de larmes. Parfois je m’asseyais sur le carrelage froid de la cuisine et je pleurais en silence pour ne pas réveiller les enfants. J’avais peur de ne pas y arriver. Peur d’être une mauvaise mère. Peur d’être jugée à jamais.
Un soir de novembre, alors que je berçais Léon qui hurlait sans raison apparente, Chloé s’est approchée de moi et a posé sa petite main sur ma joue mouillée de larmes.
— Maman triste ?
J’ai éclaté en sanglots devant elle. Elle m’a serrée fort dans ses bras minuscules. Ce geste m’a sauvée. J’ai compris que je n’étais pas seule : j’avais mes enfants.
Mais la société ne pardonne pas facilement à une femme qui sort du cadre. À la crèche municipale où j’ai tenté d’inscrire Paul et Chloé, l’assistante sociale m’a regardée comme si j’étais une irresponsable.
— Trois enfants en un an… Vous savez que ce n’est pas courant ?
— Oui, je sais…
— Et le père ?
— Parti.
Elle a haussé les sourcils et noté quelque chose sur son dossier. J’ai eu honte. Honte d’être jugée pour ce que je vivais déjà comme un échec.
Les mois ont passé. J’ai appris à organiser mes journées au millimètre près : lever à 6h30, petits-déjeuners en série, couches à changer à la chaîne, lessives qui s’empilent jusqu’au plafond… J’ai trouvé du réconfort auprès d’autres mamans solos sur un groupe Facebook nantais : « Mamans Courageuses 44 ». Là-bas, personne ne jugeait. On partageait nos galères et nos victoires du quotidien.
Un jour, j’ai reçu un message privé d’Élise :
— Salut Camille ! Je vis à Rezé avec mes deux petits aussi rapprochés que les tiens… Si tu veux qu’on se voie au parc un jour ?
Ce fut le début d’une amitié précieuse. Ensemble, on riait de nos cernes et on se soutenait dans nos moments de doute.
Mais le plus dur restait la famille. Ma mère refusait toujours de venir voir ses petits-enfants. Un dimanche matin de mars, j’ai pris mon courage à deux mains et je l’ai appelée.
— Maman… J’aurais besoin de toi.
Un silence glacial.
— Tu as fait tes choix, Camille.
— Mais ce sont tes petits-enfants…
— Je ne peux pas cautionner ça.
J’ai raccroché en tremblant. J’aurais voulu hurler ma douleur à la France entière : pourquoi est-ce toujours aux femmes de porter la honte ? Pourquoi tant de jugements alors que je me bats chaque jour pour mes enfants ?
Le printemps est arrivé avec ses promesses de renouveau. J’ai trouvé un petit boulot à mi-temps comme aide-comptable dans une PME locale grâce à une voisine bienveillante. Les enfants allaient chez une assistante maternelle adorable qui ne posait pas de questions.
Un soir d’été, alors que je rentrais du travail épuisée mais fière d’avoir tenu bon, j’ai trouvé une lettre dans ma boîte aux lettres. C’était de Julien.
« Je regrette d’être parti… Je pense à vous tous les jours… Est-ce qu’on pourrait se voir ? »
Mon cœur s’est emballé. J’ai hésité longtemps avant de répondre. Finalement, pour mes enfants et pour moi-même, j’ai accepté qu’il vienne nous voir au parc où nous avions l’habitude d’aller avec Élise.
Quand il est arrivé, Chloé a couru vers lui en criant « Papa ! ». Il s’est agenouillé et l’a serrée contre lui en pleurant. Paul et Léon ont mis plus de temps à s’approcher. Nous avons parlé longtemps sur ce banc public, entourés des cris des enfants et du parfum des tilleuls en fleurs.
Julien voulait revenir mais j’avais changé. Je n’étais plus la même femme dépendante et effrayée qu’il avait quittée. Je lui ai dit :
— Si tu veux faire partie de leur vie, tu devras prouver que tu es prêt à être là pour eux… et pour moi aussi.
Il a accepté le défi.
Aujourd’hui, un an après cette année folle où tout a basculé, je regarde mes trois enfants jouer ensemble dans le salon ensoleillé. La vie n’est pas facile tous les jours mais j’ai appris à être fière de mon parcours. J’ai pardonné à Julien – un peu – et même à ma mère qui commence doucement à revenir vers nous.
Parfois je me demande : pourquoi la société française juge-t-elle si durement les femmes qui sortent du cadre ? Pourquoi tant de pression sur nos épaules alors que nous faisons tout pour nos enfants ? Et vous… avez-vous déjà ressenti ce poids du regard des autres ?