« Toute ma vie, j’ai été mère. Aujourd’hui, mes enfants me disent : “Laisse-nous vivre” »
« Tu ne comprends pas, maman. Laisse-nous vivre notre vie ! »
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Je suis debout dans la cuisine, les mains tremblantes autour d’une tasse de thé refroidi. Il est vingt heures passées, la nuit tombe sur notre petit appartement de Lyon, et je me demande à quel moment tout a basculé.
J’ai été mère toute ma vie. Pas seulement au sens biologique — non, bien plus que ça. J’ai été mère dans chaque geste, chaque pensée, chaque rêve. Quand Camille et Paul étaient petits, tout tournait autour d’eux : leurs devoirs, leurs maladies d’enfants, leurs anniversaires, leurs chagrins. Je me disais toujours : « Tu auras le temps de penser à toi plus tard. »
Je me souviens encore du jour où Paul a eu la varicelle. J’ai passé trois nuits blanches à surveiller sa fièvre, à lui préparer des bains tièdes, à lui raconter des histoires pour qu’il oublie ses démangeaisons. Mon mari, François, travaillait tard à l’usine ; il rentrait épuisé, et c’était à moi de tenir la maison debout. Je n’ai jamais regretté ces sacrifices. Je croyais que c’était ça, être une bonne mère.
Mais aujourd’hui, alors que mes enfants sont adultes, je me sens comme une étrangère dans leur vie. Camille a trente ans, elle travaille dans la communication à Paris et ne rentre que pour Noël ou les anniversaires. Paul vit à Grenoble avec sa compagne, Amélie ; ils attendent un bébé. Je devrais être heureuse, fière même. Mais je sens un vide immense.
Hier soir, j’ai voulu donner un conseil à Camille sur ses soucis au travail. Elle m’a coupée net :
— Maman, tu ne peux pas toujours intervenir ! J’ai besoin de faire mes propres erreurs.
J’ai senti mes joues brûler. J’ai bredouillé quelque chose d’incompréhensible avant de m’enfermer dans la salle de bains. J’ai pleuré en silence pour ne pas qu’elle entende.
François est mort il y a cinq ans d’un cancer fulgurant. Depuis, la maison est trop grande, trop silencieuse. Les photos de famille tapissent les murs du salon : Camille en tutu rose lors de son premier gala de danse ; Paul avec son cartable bleu le jour de sa rentrée en CP ; François qui rit lors d’un pique-nique au parc de la Tête d’Or. Je les regarde souvent, ces photos. Elles sont tout ce qu’il me reste.
Je me suis investie corps et âme dans leur bonheur. J’ai mis de côté mes rêves — reprendre mes études d’histoire de l’art, voyager en Italie, apprendre le piano… Je me disais : « Plus tard ». Mais le plus tard n’est jamais venu.
Aujourd’hui, je réalise que je ne sais plus qui je suis sans eux. Quand j’essaie de m’intéresser à leur vie, ils me repoussent gentiment mais fermement :
— Maman, on t’aime mais tu dois nous laisser respirer.
Je comprends qu’ils aient besoin d’indépendance. Mais pourquoi ai-je l’impression qu’on m’arrache une partie de moi-même ?
La semaine dernière, j’ai proposé à Paul et Amélie de venir dîner dimanche prochain. Ils ont hésité :
— On a déjà prévu quelque chose… Peut-être une autre fois ?
J’ai souri pour cacher ma déception. J’ai passé la soirée à tourner en rond dans le salon, à remettre en ordre des objets déjà parfaitement alignés.
Parfois, je me demande si j’ai trop donné. Si j’ai étouffé mes enfants avec mon amour et mon inquiétude permanente. Ma propre mère me disait souvent : « Il faut savoir lâcher prise ». Mais comment fait-on quand on a bâti toute sa vie autour des autres ?
Mon amie Sophie me conseille de penser à moi maintenant :
— Tu as le droit d’exister pour toi-même, Marie ! Viens avec moi au club de lecture ou au cours de yoga.
Mais je n’y arrive pas vraiment. Je me sens coupable dès que je fais quelque chose pour moi seule. Comme si j’abandonnais mon poste.
Ce matin encore, j’ai hésité à appeler Camille pour lui demander si elle allait mieux après sa dispute avec son chef. J’ai reposé le téléphone sans composer son numéro.
Je repense à toutes ces années où j’étais indispensable : les nuits blanches, les goûters d’anniversaire improvisés, les déguisements cousus main pour le carnaval… Aujourd’hui, on ne veut plus de mes conseils ni de ma présence constante.
Je sais que c’est normal — que c’est le cycle de la vie. Mais pourquoi est-ce si douloureux ? Pourquoi ai-je l’impression d’être devenue invisible ?
Parfois, je rêve que François revient et me serre dans ses bras :
— Tu as fait ce qu’il fallait, Marie. Maintenant, vis pour toi.
Mais au réveil, il ne reste que le silence et la lumière grise du matin sur les rideaux.
Alors je vous pose la question : comment fait-on pour se reconstruire quand on a tout donné ? Est-ce qu’on peut vraiment apprendre à vivre pour soi après avoir vécu uniquement pour les autres ?