« Quand j’ai quitté ma fille pour travailler à l’étranger : le choix qui a brisé notre lien »

« Tu pars encore, maman ? »

La voix de Camille tremblait, plantée dans l’embrasure de la porte, son cartable trop grand sur le dos. J’ai détourné les yeux, incapable de soutenir son regard. C’était un matin de septembre, la brume flottait sur les toits de Nantes, et je m’apprêtais à prendre le train pour Strasbourg, où un poste d’aide-soignante m’attendait. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait éclater.

« Je reviens vite, ma chérie. C’est juste pour quelques mois… »

Mais je savais que je mentais. Quelques mois, c’est ce que je me répétais pour ne pas sombrer. En réalité, je n’avais aucune idée de quand je pourrais rentrer. Le loyer, les factures, les courses… Tout pesait sur mes épaules depuis que son père nous avait quittées pour refaire sa vie à Bordeaux avec une autre femme. Je n’avais pas le choix. Ou du moins, c’est ce que je croyais.

Camille avait 12 ans. L’âge où l’on a encore besoin d’une mère pour sécher ses larmes, pour raconter ses secrets d’école, pour se sentir aimée sans condition. Mais moi, j’ai choisi de partir. J’ai confié Camille à ma sœur, Élodie, qui habitait à deux rues de chez nous. Elle m’a promis de veiller sur elle comme sur sa propre fille. Je me suis raccrochée à cette promesse comme à une bouée.

Les premiers jours à Strasbourg ont été un enfer. Le dortoir partagé avec trois autres femmes, la fatigue des gardes de nuit, la solitude qui me rongeait dès que je fermais les yeux. J’appelais Camille tous les soirs, mais sa voix devenait de plus en plus distante.

« Ça va, maman. Je dois faire mes devoirs. »

Un soir, elle a raccroché sans même me dire bonne nuit. J’ai pleuré dans mon oreiller en me demandant si je faisais vraiment tout ça pour elle ou si je fuyais une vie devenue trop lourde à porter.

Les mois ont passé. J’envoyais de l’argent à Élodie pour les courses, les vêtements, les sorties scolaires. J’essayais d’être présente à distance : un message le matin, un appel le soir, des colis avec des petits cadeaux… Mais rien ne remplaçait une étreinte maternelle.

Un jour d’hiver, Élodie m’a appelée :

— Camille a eu une mauvaise note en maths. Elle ne veut plus aller au collège.
— Pourquoi ?
— Elle dit que tu n’es jamais là… Qu’elle n’a personne à qui parler.

J’ai senti la culpabilité me broyer le ventre. J’ai pris un train le week-end suivant pour rentrer à Nantes. Quand j’ai ouvert la porte de l’appartement, Camille était assise sur le canapé, les bras croisés.

— Tu viens juste quand ça va mal ?

Sa voix était dure, étrangère. J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle s’est reculée.

— Tu ne comprends rien ! Tu crois que l’argent remplace une maman ?

Je suis restée debout, figée par la violence de ses mots. J’aurais voulu lui expliquer que je faisais tout ça pour elle, pour qu’elle ne manque de rien… Mais comment lui faire comprendre ce vide que je ressentais aussi ?

Les années ont passé. J’ai continué à travailler loin de chez moi, revenant dès que possible pour les vacances ou les fêtes. Mais chaque retour était plus difficile que le précédent. Camille s’est refermée sur elle-même, a commencé à sortir avec des amis que je ne connaissais pas, à me mentir sur ses notes ou ses sorties.

Un soir d’été, alors qu’elle avait 16 ans, elle n’est pas rentrée dormir. J’ai appelé tous ses amis, j’ai fait le tour du quartier en voiture avec Élodie. À 3 heures du matin, elle est revenue, les yeux rougis par les larmes et la colère.

— Tu n’as pas le droit de me faire la morale ! Tu n’étais jamais là quand j’avais besoin de toi !

J’ai éclaté en sanglots devant elle.

— Je suis désolée… Je voulais juste qu’on s’en sorte…
— On s’en sort peut-être financièrement, mais moi j’ai grandi toute seule !

Depuis ce soir-là, quelque chose s’est brisé entre nous. Même aujourd’hui, alors qu’elle a 22 ans et qu’elle vit en colocation à Rennes, nos conversations restent superficielles. Elle m’appelle pour mon anniversaire ou pour Noël, mais jamais pour me confier ses peines ou ses joies.

Parfois je me demande si j’aurais dû tout sacrifier pour rester auprès d’elle. Si le confort matériel vaut vraiment la peine quand il coûte l’amour d’un enfant.

Je regarde les photos de Camille petite, ses yeux pétillants avant mon départ… et je me demande : peut-on vraiment réparer ce qu’on a brisé par nécessité ? Est-ce que nos enfants peuvent un jour comprendre nos choix ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?