Pendant huit ans, j’ai veillé sur le père de ma belle-fille : personne ne m’a jamais remerciée

— Tu pourrais au moins dire merci, murmurai-je en essuyant la bouche de Gérard, le père de ma belle-fille, qui me regardait d’un air absent depuis son fauteuil roulant. Il ne répondait plus depuis des mois, perdu dans un brouillard où je n’avais pas ma place. Mais ce n’est pas à lui que j’en voulais. C’est à eux. À ma famille. À mon fils, à ma belle-fille, à tous ceux qui passaient devant la porte sans jamais s’arrêter.

Je m’appelle Solange. J’ai soixante-huit ans et j’habite à Tours, dans une maison trop grande pour moi depuis que mes enfants sont partis. Il y a huit ans, tout a basculé le jour où mon fils, Julien, est arrivé avec sa femme, Camille, et leur bébé dans les bras. Ils étaient paniqués : le père de Camille venait de faire un AVC. Il fallait quelqu’un pour s’occuper de lui le temps qu’ils trouvent une solution.

« Maman, tu pourrais l’accueillir quelques semaines ? »

Quelques semaines… Huit ans plus tard, Gérard était toujours là. Les semaines étaient devenues des mois, puis des années. Au début, Camille venait souvent. Elle apportait des plats, restait discuter avec son père. Mais très vite, la routine l’a rattrapée : le travail, les enfants, la fatigue. Julien aussi s’est éloigné. Il disait toujours qu’il passerait le week-end suivant…

Je me suis retrouvée seule avec Gérard. Il ne parlait presque plus. Il fallait tout faire : le lever, le laver, lui donner à manger, changer ses couches. Je n’étais pas infirmière, mais je suis devenue experte en piqûres d’insuline et en pansements. Les journées étaient longues et silencieuses. Parfois, je m’asseyais près de lui et je lui lisais le journal à voix haute, même s’il ne réagissait pas.

Un soir d’hiver, alors que je tentais de lui faire avaler sa soupe, j’ai entendu la porte claquer. C’était Camille.

— Tu pourrais prévenir quand tu viens ? ai-je lancé, fatiguée.
— Je n’ai pas le temps, maman Solange… Je dois repartir vite. Je voulais juste déposer des couches.

Elle a posé le paquet sur la table et s’est approchée de son père pour l’embrasser sur le front. Je l’ai regardée faire, la gorge serrée.

— Tu sais… ça devient difficile pour moi. Je vieillis aussi.
— Je sais… On va essayer de trouver une solution.

Mais rien ne changeait jamais. Les jours passaient, identiques et gris. Les voisins me demandaient parfois : « Mais pourquoi c’est toi qui t’en occupes ? » Je haussais les épaules. Parce que personne d’autre ne voulait le faire ? Parce que je ne pouvais pas supporter l’idée qu’il finisse dans un EHPAD où personne ne viendrait jamais le voir ?

Un matin de printemps, alors que je changeais les draps de Gérard, il a eu un sursaut de lucidité.

— Merci… Solange…

J’ai cru rêver. C’était la première fois qu’il prononçait mon prénom depuis des années. J’ai eu les larmes aux yeux. Mais ce moment n’a duré qu’une seconde ; il est retombé dans son silence habituel.

Les années ont passé ainsi. J’ai raté les anniversaires de mes petits-enfants parce que je ne pouvais pas laisser Gérard seul trop longtemps. J’ai refusé des invitations à dîner, des sorties entre amies. Ma vie s’est réduite à cette maison et à cet homme qui n’était même pas de ma famille.

Un jour, Camille est arrivée en pleurs.

— Papa va mal… On devrait peut-être appeler l’hôpital.

J’ai hoché la tête. J’étais épuisée. Gérard est parti quelques jours plus tard, sans bruit, sans drame. Juste un dernier souffle dans la nuit.

Aux obsèques, tout le monde est venu : la famille de Camille, ses frères et sœurs que je n’avais jamais vus avant. Ils ont pleuré, se sont étreints autour du cercueil. Personne n’a mentionné ces huit années passées à veiller sur lui.

Après la cérémonie, Camille m’a prise dans ses bras.

— Merci d’avoir été là pour lui…

Mais c’était trop tard. Huit ans de solitude ne s’effacent pas avec une étreinte maladroite.

Le soir même, seule dans ma cuisine, j’ai regardé la chaise vide où Gérard passait ses journées.

Pourquoi est-ce toujours ceux qui donnent tout qui finissent oubliés ? Est-ce que le dévouement a encore une place dans nos familles aujourd’hui ? Qu’en pensez-vous ?