« Papa, le héros ; Maman, la méchante » : Mon retour de l’étranger et le silence de mes enfants
« Tu exagères, maman. Papa a toujours été là pour nous, lui. » La voix de Camille résonne encore dans ma tête, sèche et tranchante comme une lame. Je serre la poignée de ma valise, debout dans le couloir de notre appartement à Lyon, mon cœur battant trop fort. Je viens tout juste de rentrer de Montréal après cinq ans d’expatriation, pensant retrouver mes enfants, mais je sens déjà que quelque chose s’est brisé.
Je m’appelle Laurence. J’ai 52 ans, deux enfants magnifiques – Camille, 24 ans, et Lucas, 21 ans – et un ex-mari qui a su retourner la situation à son avantage. Pourtant, il y a quinze ans, nous étions une famille unie. J’ai rencontré François à la fac à Grenoble. Il était drôle, brillant, et surtout, il me faisait sentir vivante. Nous nous sommes mariés jeunes, trop jeunes peut-être. Mais j’étais amoureuse et pleine de rêves.
Les premières années ont été douces. Nous avons acheté un petit appartement à la Croix-Rousse, puis la vie s’est accélérée : Camille est née, puis Lucas. J’ai mis ma carrière entre parenthèses pour eux. François travaillait beaucoup – ingénieur dans une grande entreprise – mais il rentrait toujours avec un sourire et des histoires pour les enfants.
Mais tout a changé quand François a eu 45 ans. Il est devenu distant, nerveux. J’ai d’abord cru à une crise passagère. Puis j’ai découvert les messages sur son téléphone : « Tu me manques déjà », « Vivement ce week-end ». Le choc. Il n’a pas nié. Il m’a simplement dit : « Laurence, je ne t’aime plus. Je veux refaire ma vie. »
Le divorce a été un cauchemar. François voulait sa part de l’appartement, même si c’est moi qui avais arrêté de travailler pour élever nos enfants. Il a plaidé qu’il avait tout financé. Les avocats se sont déchaînés. Les enfants ont assisté à nos disputes, à mes larmes étouffées derrière la porte de la salle de bain.
Après le divorce, j’ai accepté un poste à Montréal pour repartir à zéro. J’ai cru que la distance aiderait tout le monde à guérir. J’appelais chaque semaine, j’envoyais des colis pour Noël et les anniversaires. Mais peu à peu, les appels se sont espacés. Camille me répondait par des messages brefs : « Désolée maman, pas le temps », « Je te rappelle plus tard ». Lucas ne décrochait même plus.
François, lui, est resté à Lyon. Il a gardé le contact avec les enfants, les emmenait en vacances dans le Sud, leur offrait des week-ends à Paris ou à Annecy. Il est devenu le papa parfait sur Instagram : photos souriantes au bord du lac, selfies complices dans les musées.
Quand je suis rentrée en France il y a six mois – pensant que tout allait s’arranger – j’ai vite compris que j’étais devenue une étrangère dans ma propre famille. Camille vit en colocation dans le 7e arrondissement ; Lucas est en école d’ingénieurs à Villeurbanne. Je propose des dîners, des sorties au cinéma… Ils déclinent toujours poliment : « J’ai trop de boulot », « On se voit bientôt ». Mais ce bientôt ne vient jamais.
Un soir d’automne, j’ai craqué. J’ai appelé Camille :
– Camille, tu pourrais passer ce week-end ? J’ai fait ton plat préféré…
– Maman… Je t’avais dit que j’avais un anniversaire samedi soir…
– Mais dimanche alors ?
– Je verrai… Je te tiens au courant.
Elle n’est jamais venue.
J’ai tenté d’en parler à François lors d’une rencontre fortuite au marché :
– Tu pourrais leur dire que je suis là ? Que j’aimerais les voir ?
Il a haussé les épaules :
– Ils sont grands maintenant. Ils font leur vie.
Mais je sais qu’il leur glisse des mots doux sur moi : « Ta mère a préféré partir », « Elle a refait sa vie loin d’ici »… Comme si j’avais fui par égoïsme.
La solitude me ronge. Je passe mes soirées à regarder des photos d’eux petits : Camille déguisée en princesse pour le carnaval de l’école Jean Moulin ; Lucas qui rit aux éclats sur la plage de Palavas-les-Flots. Où sont passés ces moments ?
Je croise parfois les voisins qui me demandent :
– Alors Laurence, les enfants viennent souvent ?
Je souris faiblement :
– Ils sont très occupés…
Je me demande sans cesse où j’ai failli. Ai-je été trop absente ? Trop exigeante ? Ou bien est-ce la société qui pardonne tout aux pères absents mais juge si durement les mères qui trébuchent ?
Un soir de décembre, alors que la neige tombe sur les toits lyonnais, je reçois enfin un message de Lucas : « Salut M’man. On peut se voir demain ? » Mon cœur bondit d’espoir.
Le lendemain, il arrive, grand et maladroit dans son manteau trop large.
– Ça va Lucas ? Tu veux un chocolat chaud ?
Il hoche la tête sans me regarder.
– Papa dit que tu es partie parce que tu ne voulais plus de nous… C’est vrai ?
Je sens mes yeux se remplir de larmes.
– Non mon chéri… Je suis partie parce que j’avais besoin de me reconstruire. Mais je vous ai toujours aimés plus que tout.
Il ne répond pas tout de suite. Puis il murmure :
– C’est compliqué maman…
Oui, c’est compliqué. Les familles éclatées le sont toujours.
Aujourd’hui encore, je me bats pour retrouver leur confiance et leur amour. Je ne sais pas si j’y arriverai un jour.
Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui a été brisé ? Est-ce qu’un jour mes enfants comprendront que derrière chaque choix difficile se cache une mère qui n’a jamais cessé d’aimer ?