Nos enfants ne savent plus économiser : où avons-nous échoué ?

— Tu ne comprends pas, maman ! Aujourd’hui, on vit différemment, c’est tout !

La voix de Julien résonne encore dans le salon, tranchante, presque blessante. Je serre la tasse de café entre mes mains, tentant de calmer le tremblement qui s’empare de mes doigts. Mon mari, François, reste silencieux à côté de moi, les lèvres pincées. Depuis des mois, chaque repas de famille se termine ainsi : sur un ton sec, des regards fuyants, et ce gouffre qui se creuse entre nous et notre fils unique.

Je me souviens encore du jour où Julien nous a annoncé qu’il voulait s’installer avec Camille. Nous étions fiers, heureux même. Mais très vite, j’ai compris que leur vision de la vie différait radicalement de la nôtre. Ils dépensent sans compter : voyages à Lisbonne ou à Rome sur un coup de tête, derniers téléphones à la mode, restaurants branchés chaque semaine… Et toujours cette phrase qui revient : « On n’a qu’une vie ! »

Pourtant, François et moi avons trimé toute notre existence pour acheter ce petit appartement à Lyon. Nous avons économisé sou après sou, renoncé à tant de plaisirs pour offrir à Julien une enfance sans manques. Je croyais lui avoir transmis la valeur du travail, le goût de l’effort et le sens de l’épargne. Mais aujourd’hui, je me demande si tout cela n’a servi à rien.

— Tu devrais leur parler, souffle François un soir alors que je range la vaisselle. Peut-être qu’ils ne se rendent pas compte…

Mais chaque tentative se solde par un échec. Camille, ma belle-fille, me regarde avec un sourire poli mais distant. Elle hoche la tête, mais je vois bien qu’elle n’écoute pas vraiment.

— On mettra de côté plus tard, me dit-elle souvent. Pour l’instant, on profite !

Je voudrais lui expliquer que la vie n’attend pas, que les années filent vite et que les occasions d’acheter un logement deviennent rares. Mais à chaque mot prononcé, je sens la tension monter. Julien se braque, Camille soupire. Parfois même, ils quittent la table en claquant la porte.

Un dimanche après-midi, alors que je prépare un gâteau au chocolat — le préféré de Julien — j’entends des éclats de voix dans le couloir.

— Tu vois bien qu’ils ne comprennent rien ! s’exclame Julien.
— Ce sont tes parents, pas les miens ! répond Camille.

Je retiens mes larmes. Où avons-nous échoué ? Est-ce parce que nous avons voulu lui offrir ce que nous n’avons jamais eu ? Est-ce parce que nous avons trop protégé Julien des difficultés ?

Le soir même, je décide d’aborder le sujet une dernière fois.

— Julien, Camille… Je sais que vous êtes adultes et que vous faites vos choix. Mais je m’inquiète pour vous. Vous ne pensez pas à l’avenir ?

Julien soupire bruyamment.

— Maman, arrête avec ça ! On n’est plus dans les années 80 ! Aujourd’hui, c’est impossible d’acheter un appartement sans aide ou héritage. Et puis franchement, pourquoi se priver tout le temps ? On veut vivre !

François intervient timidement :

— Nous aussi on voulait vivre… Mais on a fait des sacrifices pour avoir un toit.

Camille hausse les épaules :

— Mais vous aviez des prix abordables ! Maintenant c’est fini tout ça.

Je sens la colère monter en moi.

— Et si on vous aidait ? On pourrait vous donner une partie de nos économies pour l’apport…

Julien me coupe net :

— Non ! On ne veut pas dépendre de vous. On veut juste être libres.

Le silence s’installe. Je comprends alors que ce n’est pas seulement une question d’argent ou de génération. C’est une question d’identité, de valeurs qui s’entrechoquent.

Les semaines passent. Je dors mal. Je repense à mon enfance en Auvergne, aux hivers froids où mes parents comptaient chaque sou pour finir le mois. J’ai grandi avec cette peur du manque, cette obsession de l’économie. Est-ce cela que j’ai transmis à Julien ? Ou bien ai-je voulu le préserver au point qu’il ignore aujourd’hui la réalité du monde ?

Un soir d’automne, alors que les feuilles tombent dans la cour de notre immeuble, Camille m’appelle.

— Marie… Je voulais te dire… Je comprends que tu t’inquiètes. Mais on n’a pas envie de vivre comme vous. On veut profiter tant qu’on est jeunes. Peut-être qu’on regrettera plus tard… mais c’est notre choix.

Sa voix tremble un peu. Je sens qu’elle cherche mes mots d’approbation ou au moins ma compréhension. Je ravale mes larmes.

— Je veux juste que vous soyez heureux… Mais j’ai peur pour vous.

Elle ne répond pas tout de suite.

— On a peur aussi parfois… Mais on essaie d’y croire.

Je raccroche en me sentant plus seule que jamais.

Les fêtes approchent. J’achète des cadeaux pour Julien et Camille : un livre sur l’investissement immobilier pour lui, une jolie écharpe pour elle. Le soir du réveillon, ils arrivent en retard, souriants mais fatigués. Ils racontent leur dernier week-end à Marseille, leurs projets de vacances en Grèce.

Je souris poliment mais mon cœur se serre. Autour de la table, la conversation tourne vite autour du coût de la vie à Lyon, des loyers qui explosent, des salaires qui stagnent. Julien plaisante :

— De toute façon, on finira tous en colocation à 40 ans !

Tout le monde rit sauf moi.

Après le dessert, alors que chacun range ses affaires, Julien s’approche doucement.

— Maman… Je sais que tu t’inquiètes. Mais laisse-nous faire nos erreurs aussi… C’est comme ça qu’on apprend.

Je le serre dans mes bras plus fort que d’habitude.

Ce soir-là, je comprends que je dois lâcher prise. Que nos enfants vivent dans un autre monde où les repères ont changé. Mais au fond de moi subsiste cette question lancinante :

Avons-nous vraiment échoué en voulant trop bien faire ? Ou faut-il accepter que nos enfants cherchent leur propre chemin — même s’il nous fait peur ?