« Ma fille pensait que j’allais devenir mamie à plein temps après la retraite… Mais j’ai envie de vivre MA vie ! »

« Tu pourrais venir chercher Léa à l’école tous les jours, non ? »

La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tranchante, presque accusatrice. Je suis assise sur le banc du square, le soleil de mai caresse mon visage, mais mon cœur est lourd. J’ai 62 ans, je viens tout juste de prendre ma retraite après quarante ans comme infirmière à l’hôpital Saint-Antoine. J’ai donné toute ma vie aux autres : mes patients, mes collègues, ma famille. Et maintenant que je pourrais enfin souffler, ma propre fille attend de moi que je devienne une sorte de nounou à plein temps.

« Maman, tu ne vas pas me laisser tomber ? Tu sais bien que la crèche ferme trop tôt et que Paul finit tard… »

Je revois son regard suppliant, presque blessé. Je comprends ses difficultés : elle jongle entre son travail à la mairie et ses deux enfants en bas âge. Mais moi aussi, j’ai des rêves. J’ai envie de voyager, de m’inscrire au club de randonnée, de reprendre la peinture. Est-ce égoïste ?

Hier encore, lors du déjeuner dominical chez elle à Vincennes, la tension était palpable. Paul pianotait sur son téléphone, Léa renversait son jus d’orange sur la nappe, et Camille me lançait des regards appuyés. « Tu pourrais au moins les garder le mercredi », a-t-elle lâché soudainement. J’ai senti tous les regards se tourner vers moi. J’ai bafouillé un « Je vais voir… », mais au fond de moi, j’avais envie de crier : « Et moi alors ? Qui pense à moi ? »

Je repense à ma propre mère, Madeleine, qui s’est oubliée toute sa vie pour nous. Elle n’a jamais voyagé, jamais pris un cours de danse comme elle en rêvait. Elle disait toujours : « Les enfants d’abord. » Mais aujourd’hui, est-ce encore ça être une bonne mère ?

Le soir même, j’ai appelé mon amie Françoise. Elle aussi vient de prendre sa retraite. « Tu sais, Monique, on a le droit d’exister en dehors de nos enfants », m’a-t-elle dit. Mais pourquoi ai-je l’impression d’être une mauvaise mère si je refuse ?

La semaine suivante, Camille m’a envoyé un message :

— Maman, tu peux venir samedi soir garder les enfants ? On a une soirée avec Paul.

J’ai hésité longtemps avant de répondre. J’avais prévu d’aller au théâtre avec Françoise voir une pièce de Yasmina Reza. Finalement, j’ai annulé mes plans. Quand Camille est rentrée vers minuit, elle m’a embrassée distraitement et m’a dit : « Merci maman, heureusement que tu es là. » Mais dans sa voix, il n’y avait pas vraiment de gratitude. Plutôt une évidence : c’est mon rôle.

Le lendemain matin, devant mon café, j’ai éclaté en sanglots. Je me suis sentie invisible, réduite à une fonction. Où est passée Monique ? Celle qui aimait lire des romans policiers jusqu’à deux heures du matin ? Celle qui rêvait d’apprendre l’italien ?

J’ai décidé d’en parler franchement à Camille. Nous nous sommes retrouvées dans un petit café près du marché d’Aligre.

— Camille… Je t’aime plus que tout au monde. Mais j’ai besoin de temps pour moi maintenant. J’ai envie de voyager, de voir des expositions…

Elle m’a regardée comme si je venais de lui annoncer une trahison.

— Mais toutes les mamies gardent leurs petits-enfants ! Tu ne veux plus nous aider ?

— Ce n’est pas ça… Mais j’ai donné toute ma vie aux autres. J’ai besoin d’exister autrement.

Elle a soupiré bruyamment.

— Tu penses qu’à toi maintenant…

Cette phrase m’a transpercée. Toute la journée, je me suis sentie coupable. Et si elle avait raison ? Est-ce que je suis devenue égoïste ?

Mais le soir même, en rangeant mes vieux albums photos, je suis tombée sur une photo de moi jeune femme, souriante sur une plage en Bretagne. J’avais oublié cette légèreté-là. J’ai décidé d’envoyer un message à Camille :

— Je t’aime et je serai toujours là en cas d’urgence ou pour partager des moments avec mes petits-enfants. Mais je ne peux pas être disponible tout le temps. J’espère que tu comprendras.

Elle n’a pas répondu tout de suite. Le lendemain matin seulement :

— Je comprends… mais ça me fait mal.

Depuis ce jour-là, notre relation est différente. Il y a parfois des silences gênants au téléphone. Mais j’ai aussi retrouvé un peu de liberté : j’ai rejoint le club de randonnée et je pars bientôt en voyage organisé en Toscane avec Françoise.

Je culpabilise encore parfois… Mais n’est-ce pas aussi montrer l’exemple à ma fille que de s’autoriser à vivre pour soi ?

Et vous, pensez-vous qu’une mère a le droit de penser à elle après la retraite ? Ou bien doit-elle toujours se sacrifier pour ses enfants et petits-enfants ?