Ma fille est revenue chez moi après son divorce… Ce n’est pas ainsi que j’imaginais ma seconde jeunesse

— Maman, je n’en peux plus…

La voix de Camille tremblait, ses yeux rougis par les larmes. Elle se tenait dans l’entrée, tenant la main de Chloé, sa fille de six ans, qui serrait contre elle son doudou élimé. Je n’ai pas eu le temps de répondre qu’elle s’effondrait dans mes bras, secouée de sanglots. Je n’avais jamais vu ma fille aussi brisée. J’ai refermé la porte derrière elles, et, en silence, j’ai compris que ma vie venait de basculer.

J’ai quarante-cinq ans. Il y a quelques mois encore, je comptais les jours avant que la maison ne soit enfin à moi. J’aimais mes enfants, bien sûr, mais j’étais fatiguée. Fatiguée d’être toujours sur le pont, de jongler entre le travail à la médiathèque, les courses, les repas, les devoirs, les soucis. Je rêvais de soirées cinéma en semaine, de balades à vélo sur les bords de Loire, de weekends improvisés à la mer avec mon chien, Oscar. J’avais même commencé à regarder des offres de séjours à Annecy ou à Collioure, rien que pour moi.

Mais ce soir-là, tout s’est effondré. Camille venait de quitter Paul, son mari depuis sept ans. Elle n’en pouvait plus de ses absences, de ses silences, de ses colères rentrées qui explosaient parfois sans prévenir. Elle avait tenu pour Chloé, pour la famille, pour l’image. Mais elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Et maintenant, elle revenait chez moi, avec sa fille, sa valise et son chagrin.

— Je suis désolée, maman… Je sais que tu avais tes projets…

Je l’ai serrée plus fort. Comment lui dire que j’avais rêvé d’autre chose ? Que j’avais espéré, égoïstement, une seconde jeunesse ? Que j’avais besoin de souffler ?

Les premiers jours ont été un tourbillon. Chloé a pleuré toutes les nuits. Camille dormait à peine, hantée par la culpabilité et la peur de l’avenir. Je me suis remise à préparer des petits-déjeuners pour trois, à courir après le temps, à consoler, rassurer, organiser. J’ai repris mes vieux réflexes de mère-poule, mais avec moins d’énergie et plus d’amertume.

Un soir, alors que je rangeais la cuisine, Camille est venue s’asseoir en face de moi.

— Tu m’en veux ?

J’ai hésité. Je voyais bien qu’elle attendait une réponse rassurante, mais la vérité me brûlait les lèvres.

— Non… Mais je suis fatiguée, Camille. J’avais besoin de penser un peu à moi.

Elle a baissé les yeux, honteuse. J’ai regretté aussitôt mes mots. Mais c’était dit.

Les semaines ont passé. Camille a trouvé un petit boulot dans une boutique du centre-ville. Chloé a commencé à sourire à nouveau. Mais moi, je me sentais invisible. Mes collègues parlaient de leurs escapades à Paris, de leurs soirées théâtre. Moi, je rentrais préparer des coquillettes et surveiller les devoirs.

Un dimanche, ma sœur Sophie est passée prendre le café.

— Tu ne peux pas continuer comme ça, Hélène. Tu as le droit de vivre aussi !

Mais comment faire ? Refuser d’aider ma fille ? Laisser ma petite-fille sans repères ? En France, on parle beaucoup de solidarité familiale, mais on oublie ce que cela coûte aux femmes comme moi. On attend de nous qu’on soit fortes, disponibles, dévouées… et silencieuses.

Un soir d’automne, alors que Chloé dormait et que Camille travaillait tard, je me suis assise sur le balcon avec un verre de vin. J’ai regardé les lumières de la ville et j’ai pleuré. Pas de tristesse, mais de colère. Pourquoi devais-je toujours passer après tout le monde ? Pourquoi mon bonheur devait-il être mis entre parenthèses ?

Quelques jours plus tard, j’ai osé en parler à Camille.

— J’ai besoin de temps pour moi. Je t’aime, mais je ne peux pas tout porter seule.

Elle m’a regardée longtemps, puis a hoché la tête.

— Je comprends, maman. Je vais chercher un appartement. Je ne veux pas t’étouffer.

Mais au fond de moi, je savais que ce n’était pas si simple. Les loyers sont chers à Tours, et son salaire ne suffit pas. Et puis… Chloé a besoin de stabilité.

Alors j’ai continué. Un jour après l’autre. J’ai trouvé des petits moments pour moi : une heure à la piscine le mercredi matin, un café avec une amie le samedi. Mais ce n’est pas la liberté dont j’avais rêvé.

Parfois, je regarde Camille et Chloé rire ensemble dans le salon, et je me dis que c’est ça, la vraie vie : l’amour, la solidarité, même quand tout s’écroule. Mais parfois aussi, je me demande : ai-je le droit d’espérer autre chose ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tourner la page quand la famille a besoin de nous ?