Ma belle-mère a tout donné à son fils, et maintenant elle me demande de l’aider : jusqu’où va la famille ?

— Tu sais, Paul, je n’ai plus personne vers qui me tourner…

La voix de Françoise, ma belle-mère, résonne encore dans ma tête. Ce matin-là, j’étais en train de préparer le petit-déjeuner pour notre fille, Camille, quand elle m’a appelé. J’ai senti tout de suite que quelque chose n’allait pas. Depuis sept ans que je partage la vie d’Élodie, j’ai appris à reconnaître les silences lourds et les mots qui pèsent.

Françoise a 68 ans. Elle a toujours été une femme forte, indépendante, mais aussi, il faut le dire, dure et parfois injuste. Elle a deux enfants : Élodie, ma femme, la benjamine, et Laurent, l’aîné, le préféré. Ce n’est un secret pour personne dans la famille. Même lors des repas de Noël, on sent cette tension, ce malaise quand elle parle de Laurent avec fierté, alors qu’elle oublie presque de demander à Élodie comment elle va.

Il y a trois ans, Françoise a pris une décision radicale : elle a donné son appartement à Laurent, sous prétexte qu’il avait besoin d’un « vrai départ dans la vie ». Laurent, lui, n’a jamais vraiment travaillé dur. Il a enchaîné les petits boulots, les galères, et sa mère a toujours été là pour le sortir d’affaire. Élodie, au contraire, s’est battue pour tout obtenir : ses études, son travail, notre maison. Je l’admire pour ça.

Quand Françoise a quitté son appartement, elle s’est installée dans un vieux chalet familial, à la campagne, près de Chartres. Un endroit charmant, mais délabré, sans confort moderne. Elle pensait que Laurent viendrait l’aider à rénover, mais il n’est jamais venu. Trop occupé, trop fatigué, ou simplement indifférent ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que depuis des mois, Françoise vit dans le froid, sans chauffage digne de ce nom, avec des fuites au plafond et des murs humides.

Ce matin-là, elle m’a demandé de l’aider à finir les travaux. Pas à Laurent, pas à ses amis, mais à moi. J’ai senti la colère monter. Pourquoi moi ? Pourquoi toujours ceux qui ne sont pas les favoris doivent-ils réparer les erreurs des autres ?

J’ai raccroché sans rien promettre. Élodie m’a regardé, inquiète.

— Qu’est-ce qu’elle voulait ?
— Elle veut que je vienne l’aider à finir sa maison.
— Et Laurent ?
— Il ne viendra pas. Tu le sais bien.

Élodie a baissé les yeux. Je voyais la tristesse dans son regard, cette vieille blessure qui ne guérit jamais. Elle a grandi dans l’ombre de son frère, toujours reléguée au second plan. Même aujourd’hui, alors qu’elle est mère à son tour, elle porte ce poids.

Le soir même, j’ai reçu un message de Laurent : « Merci d’aider maman, je n’ai pas le temps en ce moment. » Même pas un appel. Juste un SMS froid, distant. J’ai eu envie de lui répondre que ce n’était pas à moi de réparer ce que lui avait brisé, mais à quoi bon ?

Le week-end suivant, je suis allé chez Françoise. Le chalet était pire que dans mes souvenirs. Elle m’a accueilli avec un sourire forcé.

— Merci d’être venu, Paul. Je sais que je ne te le dis pas souvent, mais…

Elle s’est arrêtée, la gorge serrée. J’ai vu dans ses yeux une fatigue immense, une solitude qu’elle n’avouerait jamais. J’ai commencé les travaux : isolation, plomberie, peinture… Pendant que je bricolais, elle me parlait de Laurent, encore et encore. De ses « difficultés », de ses « projets ». Jamais un mot sur Élodie.

Un soir, alors que je réparais une fuite sous l’évier, je n’ai pas pu me retenir.

— Françoise, pourquoi tu ne parles jamais d’Élodie ? Tu sais qu’elle souffre de cette situation ?

Elle a détourné le regard.

— Je… Je ne sais pas comment lui parler. Avec Laurent, c’est plus simple. Il a toujours eu besoin de moi.

— Et Élodie ? Tu crois qu’elle n’a pas eu besoin de toi ?

Elle n’a rien répondu. Un silence lourd s’est installé.

En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai trouvé Élodie en train de border Camille. Elle m’a demandé comment ça s’était passé. J’ai hésité à lui dire la vérité, mais elle a deviné.

— Elle ne changera jamais, hein ?
— Je ne crois pas…

Élodie a souri tristement.

— Tu sais, parfois je me demande pourquoi je continue d’espérer qu’elle m’aime comme elle aime Laurent.

Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai juste pris sa main.

Aujourd’hui, les travaux sont presque finis. Françoise vit désormais dans une maison décente, grâce à moi. Laurent n’est jamais venu. Élodie ne parle plus de sa mère. Moi, je me demande si j’ai bien fait d’aider. Est-ce que la famille, c’est vraiment ça ? Toujours réparer ce que d’autres ont cassé ?

Et vous, à ma place, qu’auriez-vous fait ? Jusqu’où iriez-vous pour une famille qui ne vous considère pas comme un des siens ?