Leurs richesses, ma vie : l’histoire d’une fille jamais assez bien pour ses parents
« Tu n’as encore rien compris, Camille ! » La voix de ma mère résonne dans le salon, froide comme la porcelaine de ses tasses à thé. Je serre les poings sur mes genoux, les ongles s’enfonçant dans ma paume. Mon père, assis dans son fauteuil en cuir, ne lève même pas les yeux de son journal. Il soupire, comme chaque fois que je tente d’expliquer pourquoi je refuse de reprendre la gestion de la pharmacie familiale à Lyon.
« Tu crois vraiment que tu vas réussir toute seule ? » poursuit ma mère, son regard bleu acier planté dans le mien. « Sans notre aide, tu n’iras pas loin. »
J’ai vingt-trois ans et je viens d’annoncer que je veux devenir professeure de lettres à Marseille. J’ai postulé pour un poste dans un lycée de banlieue, loin du confort doré de notre appartement du 6ème arrondissement. Leur silence me gifle plus fort que leurs mots.
Depuis mon enfance, tout a toujours été une question de mérite et d’apparence. Mon frère aîné, Antoine, a suivi la voie tracée : école de commerce, mariage avec la fille d’un notaire, deux enfants blonds comme les blés. Moi, j’étais « l’artiste », celle qui écrivait des poèmes au lieu de réviser ses maths, celle qui rêvait d’ailleurs. Mais chez les Morel, on ne rêve pas : on investit, on planifie, on contrôle.
Je me souviens de ce Noël où j’ai reçu un chèque au lieu du livre que j’avais demandé. « Tu pourras t’acheter ce que tu veux », avait dit mon père. Mais ce que je voulais vraiment, c’était qu’il me demande ce que j’aimais lire.
Les années ont passé et la distance s’est creusée. À chaque réussite – mon bac avec mention, mon admission à la fac – j’espérais un mot de fierté. Mais il n’y avait que des questions : « Et tu comptes en faire quoi ? »
Ce soir-là, après la dispute, je suis montée dans ma chambre d’ado, intacte depuis mes seize ans. Les posters de Rimbaud et de Barbara sont toujours là, témoins silencieux de mes rêves étouffés. J’ai pleuré longtemps, puis j’ai pris une décision : partir sans rien demander.
Les premiers mois à Marseille ont été durs. Mon studio sentait l’humidité et le café froid. Je donnais des cours particuliers pour payer le loyer. Parfois, je sautais un repas pour économiser. Mes parents m’ont appelée deux fois : une fois pour me demander si j’avais besoin d’argent (« On peut t’avancer trois mois de loyer »), une fois pour m’inviter à l’anniversaire d’Antoine (« Ce serait bien que tu sois là, pour la photo de famille »). J’ai refusé les deux.
Un soir d’hiver, alors que je corrigeais des copies dans un café du Panier, mon téléphone a vibré. Un message d’Antoine : « Papa est à l’hôpital. Crise cardiaque. » J’ai pris le premier train pour Lyon. Dans la chambre blanche et impersonnelle de la clinique privée, j’ai retrouvé ma mère effondrée et mon frère tendu comme un arc.
Mon père m’a regardée sans sourire : « Tu es venue ? »
J’ai hoché la tête. Il a détourné les yeux : « Tu fais toujours ce métier inutile ? »
J’ai senti la colère monter mais je l’ai ravallée. Ce n’était pas le moment.
Après sa sortie, ma mère m’a prise à part : « Tu sais, il ne comprend pas tes choix… Il voulait juste te protéger. »
J’ai explosé : « Me protéger de quoi ? De moi-même ? De mes rêves ? Vous ne m’avez jamais demandé ce que je voulais vraiment ! »
Elle a baissé les yeux : « On voulait juste que tu ne manques de rien… »
« Mais j’ai manqué de tout ! »
Le silence s’est installé entre nous comme un mur infranchissable.
De retour à Marseille, j’ai continué à enseigner. Mes élèves venaient de familles brisées ou précaires ; certains arrivaient sans petit-déjeuner ou sans manteau en hiver. Je leur lisais Prévert et Victor Hugo ; parfois ils riaient, parfois ils pleuraient. Un jour, une élève m’a dit : « Madame Morel, vous êtes la première adulte qui croit en moi. » J’ai senti mes yeux se remplir de larmes.
J’ai compris alors que ma valeur ne dépendait pas du regard de mes parents ni du montant sur mon compte en banque.
Mais la blessure restait vive. À chaque fête de famille où je n’étais qu’une invitée tolérée, à chaque remarque sur « le gâchis de mon potentiel », je me demandais si un jour ils verraient qui je suis vraiment.
L’année dernière, mon père est mort sans jamais me dire qu’il était fier de moi. À l’enterrement, ma mère m’a serrée dans ses bras pour la première fois depuis des années. Elle a murmuré : « Je suis désolée… »
Je ne sais pas si elle parlait pour elle ou pour lui.
Aujourd’hui encore, je lutte contre cette voix intérieure qui me dit que je ne serai jamais assez bien. Mais quand je vois mes élèves réussir malgré tout, je me dis que peut-être… j’ai fait le bon choix.
Est-ce qu’on peut vraiment se libérer du poids du regard familial ? Est-ce qu’on finit par s’aimer soi-même quand on n’a jamais été aimé comme on l’aurait voulu ?