Lettre à mon père : comment l’alcool a volé mon enfance, mais pas mon amour
« Tu rentres encore tard, papa ? »
Ma voix tremble dans le couloir sombre, alors que la porte d’entrée claque. Il est presque minuit. Maman s’est endormie sur le canapé, la télé allumée en sourdine. Je serre fort la lettre dans ma main, celle que je dois lire demain devant toute la classe. Mon cœur bat vite, trop vite. J’entends ses pas lourds, l’odeur de bière qui flotte déjà dans l’air. Je retiens mon souffle.
« Viviane, va te coucher », grogne-t-il sans me regarder. Sa voix est rauque, fatiguée. Je voudrais lui crier dessus, lui demander pourquoi il a encore bu, pourquoi il n’est plus le papa qui me racontait des histoires le soir. Mais je me tais. J’ai appris à me taire.
Je m’appelle Viviane Martin, j’ai seize ans et je vis à Dijon avec ma mère, mon petit frère Lucas et… un père qui n’est plus vraiment là. L’alcool lui a volé son sourire, sa tendresse, sa patience. Il y a trois ans, il a perdu son emploi à l’usine. Depuis, il s’est noyé dans les canettes de Kronenbourg et les bouteilles de Ricard. Au début, maman disait que ça passerait. Mais ça n’est jamais passé.
À l’école, je fais semblant. Je ris avec mes amies, je travaille bien. Mais dès que la cloche sonne, une boule d’angoisse me serre la gorge. Est-ce qu’il sera rentré ? Est-ce qu’il aura crié sur maman ? Est-ce que Lucas aura eu peur ?
Un jour, en cours de français, Madame Lefèvre nous a demandé d’écrire une lettre à quelqu’un qui compte pour nous. J’ai hésité longtemps. Puis j’ai écrit à mon père. Pas au père alcoolique, mais à celui d’avant. Celui qui m’appelait « ma puce », qui me portait sur ses épaules à la fête foraine de la place Darcy.
« Cher papa,
Je t’écris parce que tu me manques. Pas toi aujourd’hui, mais toi avant. Je voudrais retrouver ton rire, tes bras forts qui me rassuraient quand j’avais peur du noir. Je voudrais que tu arrêtes de boire, que tu reviennes à la maison pour de vrai… »
J’ai pleuré en écrivant ces mots. J’ai pleuré pour toutes les fois où j’ai dû mentir à mes copines : « Non, mon père ne peut pas venir nous chercher… Il travaille tard… » J’ai pleuré pour Lucas qui se cache sous la table quand papa crie trop fort. Pour maman qui s’épuise à tout porter toute seule.
Le lendemain, devant la classe silencieuse, j’ai lu ma lettre. Ma voix tremblait mais je suis allée jusqu’au bout. Certains ont pleuré avec moi. Madame Lefèvre m’a prise dans ses bras après le cours.
Je ne pensais pas que ma lettre sortirait du lycée. Mais elle a touché tout le monde : les profs, les élèves… puis les réseaux sociaux. On m’a demandé si on pouvait la publier sur la page Facebook du lycée. J’ai accepté, parce que je voulais que les autres sachent : l’alcoolisme n’est pas qu’une histoire de SDF ou de marginaux. Ça peut arriver dans n’importe quelle famille.
Les réactions ont été incroyables. Des centaines de messages de soutien, des témoignages d’autres jeunes qui vivent la même chose en silence. Certains parents m’ont écrit aussi : « Grâce à toi, j’ai osé parler à mon fils… »
Mais à la maison, rien n’a changé tout de suite. Papa a vu la lettre sur internet. Il est resté enfermé dans sa chambre deux jours entiers. Maman m’a dit que j’avais eu du courage, mais elle avait peur aussi : peur qu’il se mette en colère, peur qu’il nous en veuille.
Un soir, alors que je faisais mes devoirs dans ma chambre, il est venu s’asseoir au bord de mon lit. Il avait les yeux rouges.
— Tu crois que je ne vois pas ce que je vous fais subir ?
Sa voix était cassée.
— Papa…
J’ai voulu lui prendre la main mais il l’a retirée.
— Je ne sais plus comment faire…
Il a pleuré pour la première fois devant moi depuis des années. Ce soir-là, j’ai compris qu’il n’était pas seulement coupable : il était aussi prisonnier.
Depuis cette nuit-là, il a accepté d’aller voir un médecin. Il a commencé une cure à l’hôpital de Dijon. Ce n’est pas facile tous les jours : il rechute parfois, il s’énerve souvent. Mais on avance ensemble.
Lucas recommence à sourire un peu plus souvent. Maman a repris un petit boulot à la boulangerie du quartier pour souffler un peu. Moi, j’écris toujours : des lettres, des poèmes… et parfois des messages d’espoir à ceux qui me lisent sur internet.
Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment guérir d’une telle blessure ? Est-ce qu’on peut aimer sans avoir peur ?
Et vous… avez-vous déjà eu honte d’un proche ? Comment avez-vous trouvé la force d’en parler ?