Je voulais vivre pour moi, pas seulement pour mon fils et mes petits-enfants : le cri d’une femme oubliée

« Tu ne comprends jamais rien, maman ! » La voix de mon fils, Pierre, claque dans la cuisine comme un coup de tonnerre. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, le regard fixé sur la nappe à carreaux. Il a trente-huit ans, il est père à son tour, mais dans ses yeux je ne suis jamais qu’une mère envahissante, maladroite, dépassée.

Je me tais. Je me tais toujours. Depuis la mort de mon mari, il y a dix ans, je me suis réfugiée dans le rôle de la mère et de la grand-mère parfaite. Je fais les courses pour eux, je garde les enfants chaque mercredi, je prépare des gratins et des tartes aux pommes comme autrefois. Mais ce matin-là, alors que Pierre me reproche d’avoir oublié d’acheter le bon lait pour les enfants, quelque chose se brise en moi.

Je repense à la jeune fille que j’étais, à Limoges, dans les années 70. J’adorais dessiner. J’avais été acceptée à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux. Mais ma mère est tombée malade, mon père m’a dit : « Françoise, tu es l’aînée, il faut rester. » J’ai obéi. J’ai toujours obéi. Plus tard, j’ai rencontré Jean-Luc à la fête du village. Il était gentil, travailleur. Nous nous sommes mariés vite, j’ai eu Pierre à vingt-deux ans. Les années ont filé entre les couches, les lessives et les devoirs du soir.

Un jour, j’ai retrouvé un vieux carnet de croquis dans le grenier. J’ai voulu dessiner à nouveau. Pierre avait huit ans. Il a renversé mon pot d’encre sur le tapis et s’est mis à pleurer parce qu’il s’était taché. J’ai rangé mes crayons.

Aujourd’hui, Pierre vit à Toulouse avec sa femme, Sophie, et leurs deux enfants. Ils travaillent beaucoup. Ils comptent sur moi pour tout : les sorties d’école, les repas du soir quand ils rentrent tard, les vacances chez « Mamie Françoise » pour que le couple puisse partir en amoureux. Je ne dis jamais non. Mais ce matin-là, alors que Pierre hausse encore la voix – « Tu pourrais faire un effort ! » – je sens une colère sourde monter en moi.

« Et toi ? Tu pourrais faire un effort pour comprendre que je ne suis pas qu’une nounou gratuite ! »

Le silence tombe. Pierre me regarde comme si je venais de parler chinois. Sophie entre dans la cuisine avec un sourire gêné : « Tout va bien ? »

Non, rien ne va. Je me sens invisible. Je suis fatiguée de n’exister que pour eux.

Le soir même, je m’assois devant la fenêtre de mon petit appartement HLM, une tasse de tisane à la main. Les lumières de la ville scintillent au loin. Je pense à tout ce que je n’ai pas fait : voyager seule en Italie, apprendre l’italien, exposer mes dessins dans une galerie même minuscule…

Je repense à cette phrase que j’ai lue dans un roman : « On ne vit qu’une fois et parfois on oublie de vivre pour soi-même. »

Le lendemain, j’achète un carnet à dessin et des crayons aquarelle chez le papetier du quartier. Je m’installe au parc et je dessine un arbre tordu par le vent. Une petite fille s’approche :

— C’est joli, madame !
— Merci… Tu veux essayer ?

Elle s’assoit près de moi et nous dessinons ensemble en silence.

Les jours suivants, je refuse poliment quelques demandes de garde des petits-enfants. Pierre ne comprend pas :

— Mais maman, tu fais quoi de tes journées ?
— Je vis… un peu pour moi.

Il hausse les épaules. Sophie me regarde avec douceur :

— Tu as raison, Françoise. Tu as tellement donné…

Mais Pierre boude. Il ne m’appelle plus aussi souvent. Les enfants me manquent mais je continue à dessiner. J’ose même m’inscrire à un atelier d’aquarelle à la MJC du quartier.

Un soir d’automne, Pierre débarque chez moi sans prévenir.

— Maman… Je suis désolé pour l’autre jour.

Il s’assoit en face de moi et regarde mes dessins étalés sur la table.

— C’est toi qui as fait ça ?
— Oui… J’aurais aimé faire ça toute ma vie.

Il prend une longue inspiration.

— Je ne t’ai jamais demandé ce que tu voulais vraiment…

Je sens les larmes monter.

— Moi non plus…

Nous restons là longtemps sans parler. Pour la première fois depuis des années, je sens que quelque chose change entre nous.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de regretter tout ce temps perdu à vivre pour les autres sans jamais penser à moi-même. Mais il n’est jamais trop tard pour commencer à exister.

Et vous ? Avez-vous déjà eu l’impression de passer à côté de votre propre vie ? Est-il trop tard pour changer ?