J’ai tout sacrifié pour mes enfants… et aujourd’hui, je me sens de trop

« Maman, tu pourrais arrêter de te mêler de nos affaires ? » La voix de Camille, ma fille aînée, résonne encore dans la cuisine. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Je n’ai rien dit de mal, juste suggéré à son fils, mon petit-fils, de mettre un pull avant de sortir. Il fait froid ce matin à Lyon, le vent s’engouffre sous les portes. Mais apparemment, même ça, c’est trop.

Je m’appelle Françoise. J’ai 62 ans et toute ma vie, je l’ai donnée à ma famille. J’ai arrêté de travailler à la naissance de notre deuxième fils, Thomas. Mon mari, Jean-Pierre, était cadre dans une entreprise d’assurance ; il partait tôt, rentrait tard. Moi, j’étais là pour tout : les devoirs, les maladies, les anniversaires, les disputes et les chagrins. J’ai aimé chaque minute – du moins, c’est ce que je croyais.

Aujourd’hui, la maison est vide. Jean-Pierre est parti il y a trois ans, emporté par un cancer fulgurant. Les enfants sont grands : Camille vit à Villeurbanne avec son mari et ses deux enfants ; Thomas travaille à Paris et ne rentre que pour Noël ; Lucie, la petite dernière, fait ses études à Montpellier. Je me retrouve seule avec mes souvenirs et ce silence qui me pèse.

Hier soir encore, j’ai voulu aider Camille. Elle était fatiguée, débordée par le travail et les enfants. Je me suis proposée pour aller chercher Paul à l’école. Elle a accepté – du moins, c’est ce que je croyais. Mais en arrivant chez elle, j’ai senti une tension. Son mari, Sébastien, m’a à peine saluée. Camille m’a lancé un regard agacé quand j’ai proposé de préparer le dîner : « Non merci maman, on a déjà prévu. » J’ai souri, mais mon cœur s’est serré.

Je repense à toutes ces années où j’étais indispensable. Quand ils étaient petits et qu’ils se réveillaient la nuit en pleurant, c’était moi qu’ils appelaient. Quand ils avaient peur ou mal au ventre, c’était mes bras qui les consolaient. Aujourd’hui, on me reproche d’être trop présente.

Un soir d’hiver, alors que je dînais seule devant la télévision, Thomas m’a appelée. J’ai cru qu’il voulait prendre de mes nouvelles. Mais non : « Maman, tu pourrais éviter d’appeler Lucie tous les jours ? Elle est grande maintenant… » J’ai bredouillé un « bien sûr », honteuse. Je ne voulais pas l’étouffer… Juste entendre sa voix.

Je me demande où j’ai raté quelque chose. Est-ce parce que j’ai trop donné ? Parce que je n’ai pas su garder une place pour moi ? Jean-Pierre me disait souvent : « Tu t’oublies Françoise… Les enfants partiront un jour. » Je riais alors : « Ils auront toujours besoin de leur mère ! » Quelle naïveté…

La solitude me pèse plus que je ne veux l’admettre. Parfois, je fais semblant d’être occupée quand une voisine propose un café : je ne veux pas qu’on voie ma tristesse. Je vais au marché le samedi matin, je discute avec la boulangère – elle seule me demande comment je vais vraiment.

Un dimanche de printemps, j’ai invité tout le monde pour déjeuner. J’avais passé la matinée à préparer un gratin dauphinois comme ils l’aimaient tant. Mais Camille est arrivée en retard ; Thomas n’a pas pu venir ; Lucie a passé son temps sur son téléphone. À la fin du repas, Camille a soupiré : « Maman, tu devrais penser un peu à toi… Tu fais tout pour nous mais on n’a rien demandé ! » J’ai souri encore une fois – mais j’avais envie de crier.

Un soir, alors que je rangeais des photos d’enfance dans une boîte en carton, Lucie m’a appelée en visio :
— Maman… Tu vas bien ?
— Oui ma chérie… Je regardais des photos de vous petits.
— Tu sais… On t’aime très fort hein. Mais il faut que tu vives pour toi aussi maintenant.

J’ai raccroché en pleurant doucement. Comment fait-on pour vivre pour soi quand on a passé sa vie à vivre pour les autres ?

Je me suis inscrite à un atelier de peinture à la MJC du quartier. La première fois que j’y suis allée, j’avais l’impression d’être une intruse parmi ces femmes qui riaient fort et parlaient de leurs voyages. Mais peu à peu, j’ai trouvé ma place. J’ai même exposé un tableau lors de la fête du quartier – Camille est venue le voir avec ses enfants.

Mais le vide reste là. Les soirs sont longs et silencieux. Parfois je me demande si j’aurais dû continuer à travailler… Si j’avais eu une carrière à moi, peut-être que je ne dépendrais pas autant du regard de mes enfants aujourd’hui.

Je sais qu’ils m’aiment – mais ils veulent vivre leur vie sans moi sur le dos. Et moi ? Comment apprendre à exister autrement ?

Est-ce qu’on peut vraiment arrêter d’être mère ? Est-ce qu’on peut apprendre à se suffire à soi-même après avoir tout donné aux autres ? Dites-moi… Est-ce que vous aussi vous ressentez ce vide parfois ?