J’ai mangé de la soupe pour que mon fils ait du foie gras : une vie de sacrifices, d’amour et de regrets
« Tu ne comprends pas, papa ! » La voix de Thomas résonne encore dans la cuisine exiguë de mon appartement HLM à Créteil. Il a claqué la porte, laissant derrière lui un silence lourd, presque étouffant. Je reste là, devant mon bol de soupe tiède, les mains tremblantes, le cœur serré. J’ai 68 ans, et je me demande comment on en est arrivé là.
Quand j’étais jeune, j’imaginais la retraite comme une récompense : des après-midis à jouer à la belote avec les copains au café du coin, des promenades au parc avec ma femme Lucie, des repas de famille où tout le monde rirait autour d’un bon plat. Mais la réalité m’a rattrapé bien plus vite que je ne l’aurais cru. Lucie est partie il y a dix ans, emportée par un cancer fulgurant. Depuis, il ne me reste que Thomas. Mon fils unique. Ma fierté. Mon obsession.
J’ai travaillé toute ma vie dans une usine Renault à Boulogne-Billancourt. Les mains abîmées par la graisse et le froid, le dos courbé par les années passées à la chaîne. Je n’ai jamais gagné beaucoup, mais j’ai toujours mis un point d’honneur à ce que Thomas ne manque de rien. Quand il voulait des baskets de marque comme ses copains, je me privais de viande pendant des semaines pour lui offrir. Quand il rêvait d’un ordinateur pour ses études, j’ai vendu ma vieille voiture pour compléter la somme. J’ai mangé des patates et de la soupe pendant des mois pour qu’il puisse goûter au foie gras à Noël chez ses amis.
Je me souviens d’un soir d’hiver particulièrement froid. Thomas avait dix-sept ans. Il rentrait du lycée, le visage fermé. « Papa, tu sais… Les autres partent tous au ski cette année. Moi aussi, j’aimerais bien y aller… » J’ai souri, cachant mon inquiétude derrière une plaisanterie maladroite. Mais cette nuit-là, je n’ai pas dormi. J’ai cherché partout comment trouver l’argent. J’ai accepté des heures supplémentaires à l’usine, j’ai réparé des vélos pour les voisins… Finalement, il est parti au ski avec sa classe. Il est revenu avec des étoiles dans les yeux et des histoires plein la tête. J’étais heureux pour lui. Mais moi ? J’étais épuisé.
Les années ont passé. Thomas a eu son bac avec mention, il est parti faire des études de commerce à Paris. Je me suis dit : « Voilà, tu as réussi ton rôle de père. » Mais plus il avançait dans sa vie, plus je sentais une distance s’installer entre nous. Il venait de moins en moins souvent à la maison. Quand il passait, c’était pour repartir aussitôt, pressé par ses rendez-vous ou ses amis.
Un jour, il m’a annoncé qu’il avait trouvé un travail dans une grande entreprise du quartier de La Défense. J’étais fier comme jamais. Mais lors du repas qui a suivi cette annonce – une soupe aux légumes pour moi, un steak saignant pour lui – j’ai senti une gêne entre nous. Il parlait de ses collègues qui partaient en week-end à Deauville, des restaurants étoilés où il allait parfois déjeuner… Je hochais la tête en souriant, mais au fond de moi, je me sentais étranger à son monde.
La retraite est arrivée comme une claque. Ma pension minuscule ne me permettait plus grand-chose. Je comptais chaque centime au supermarché, je coupais le chauffage dès que Thomas n’était pas là. Mais je continuais à lui donner tout ce que je pouvais : un peu d’argent quand il avait besoin d’aide pour payer son loyer, des plats cuisinés quand il venait en coup de vent.
Et puis ce soir-là… Ce soir où tout a explosé.
« Tu ne comprends pas, papa ! Tu veux toujours m’aider alors que je n’en ai plus besoin ! Tu te sacrifies pour rien ! »
Je suis resté sans voix. Pour rien ? Tous ces efforts… Pour rien ?
J’ai repensé à toutes ces années où j’avais mangé des soupes insipides pendant qu’il se régalait d’un steak ou d’un dessert acheté chez le pâtissier du coin. À toutes ces nuits blanches passées à m’inquiéter pour lui alors qu’il vivait sa vie sans se retourner.
Je me suis assis sur ma chaise branlante et j’ai pleuré comme un enfant.
Le lendemain matin, Thomas est revenu. Il avait l’air fatigué, les yeux rougis par le manque de sommeil ou peut-être par les larmes qu’il avait versées lui aussi.
« Papa… Je suis désolé pour hier soir. Je t’aime tu sais… Mais j’aimerais que tu penses un peu à toi maintenant. »
Je l’ai regardé longtemps sans rien dire. Comment penser à moi après toute une vie passée à penser aux autres ? Est-ce que c’est ça être père en France aujourd’hui ? S’effacer pour que son enfant brille ? Ou bien ai-je raté quelque chose ?
Depuis ce jour-là, j’essaie d’apprendre à vivre pour moi-même. À m’offrir un petit plaisir de temps en temps : un éclair au chocolat chez la boulangère du quartier, un ticket de loto même si je sais que je ne gagnerai jamais… Mais le vide reste là.
Est-ce que j’ai eu raison de tout sacrifier ? Est-ce qu’on peut vraiment être heureux quand on s’oublie soi-même ? Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?