J’ai demandé à mon fils de partir : le choix impossible d’une mère française

« Pars, s’il te plaît, pars… » Ma voix tremblait dans la pénombre du salon, brisée par des sanglots que je ne contrôlais plus. Mon fils, Antoine, me regardait, hébété, debout près de la porte, sa valise à moitié ouverte. Sa femme, Camille, restait silencieuse, les bras croisés, le visage fermé. Il était deux heures du matin. J’avais attendu que le silence de la nuit recouvre nos cris pour oser prononcer ces mots que je redoutais depuis des mois.

Je m’appelle Françoise. J’ai 58 ans, et jusqu’à cette nuit-là, je croyais que l’amour maternel pouvait tout supporter. Mais la vie m’a prouvé le contraire. Depuis que mon fils et sa femme avaient perdu leur emploi à cause d’un plan social dans leur entreprise de la banlieue parisienne, ils étaient venus s’installer chez moi, dans mon petit appartement de Créteil. Au début, je me disais que ce serait temporaire. Mais les semaines sont devenues des mois. Et chaque jour, la tension montait.

Antoine n’était plus le garçon doux que j’avais élevé seule après le départ de son père. Il passait ses journées enfermé dans sa chambre, jouant à la console ou cherchant du travail sur son ordinateur. Camille, elle, semblait me reprocher chaque geste : la façon dont je rangeais la cuisine, mes remarques sur leur linge qui traînait partout, ou même ma façon de respirer trop fort quand je m’asseyais devant la télévision.

Un soir, alors que je rentrais du travail – je suis aide-soignante à l’hôpital Henri-Mondor – j’ai trouvé la cuisine sens dessus dessous. Des assiettes sales empilées dans l’évier, des miettes partout sur la table. J’ai pris une grande inspiration et j’ai demandé calmement :

— Est-ce que vous pourriez faire un peu attention ? Je suis fatiguée en rentrant…

Camille a levé les yeux au ciel :

— On n’est pas tes enfants, Françoise. On fait ce qu’on peut.

Antoine n’a rien dit. Il n’a même pas levé les yeux de son téléphone. Ce soir-là, j’ai pleuré dans ma chambre comme une enfant. Je me sentais étrangère chez moi.

Les disputes sont devenues quotidiennes. Un matin, Camille a claqué la porte si fort que le miroir du couloir s’est fissuré. Antoine m’a reproché d’être trop dure avec sa femme. J’ai essayé de leur parler, de leur expliquer que j’avais besoin d’un peu d’ordre et de respect. Mais ils me voyaient comme une ennemie.

Un dimanche après-midi, alors que je préparais un gratin dauphinois – le plat préféré d’Antoine quand il était petit – il est entré dans la cuisine et a lancé :

— Tu ne comprends pas qu’on est malheureux ici ?

J’ai posé la cuillère en bois et j’ai senti mon cœur se serrer.

— Et moi ? Tu crois que je suis heureuse ?

Il a haussé les épaules et est reparti sans un mot.

C’est cette nuit-là que tout a basculé. Après une énième dispute à propos du bruit – Camille écoutait de la musique à fond alors que je travaillais tôt le lendemain – j’ai craqué. Je leur ai dit qu’il fallait qu’ils partent. Que je n’en pouvais plus. Que j’avais besoin de retrouver ma paix, mon espace, ma dignité.

Antoine m’a regardée comme si je venais de le trahir.

— Tu nous mets à la rue ?

J’ai secoué la tête, les larmes aux yeux.

— Je vous aime… Mais je ne peux plus vivre comme ça.

Ils sont partis deux jours plus tard. Depuis, chaque soir en rentrant chez moi, le silence me pèse autant qu’il me soulage. Je me demande si j’ai été une mauvaise mère. Si j’aurais dû supporter encore un peu. Mais je repense à toutes ces nuits sans sommeil, à cette sensation d’étouffer dans mon propre foyer.

Ma sœur Sylvie me dit que j’ai bien fait :

— Tu as le droit de penser à toi aussi !

Mais au fond de moi, la culpabilité ne me quitte pas. Antoine ne m’appelle plus. Je vois parfois sur Facebook des photos d’eux dans un petit studio à Ivry-sur-Seine. Ils ont l’air fatigués mais libres.

Parfois je repense à cette nuit-là et je me demande : est-ce qu’on peut vraiment aimer ses enfants sans se perdre soi-même ? Est-ce qu’on a le droit de dire stop ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?