J’ai refusé l’aide de l’État : le choix amer d’un ancien soldat français à la rue
— Tu préfères dormir dehors que d’accepter notre aide ? Tu te rends compte de ce que tu dis, François ?
La voix de l’assistante sociale résonne encore dans ma tête, sèche, incrédule. Je serre mon sac contre moi, assis sur le banc glacé de la place Bellecour. Le vent de février me mord les joues, mais je ne bouge pas. Je ne peux pas. Je ne veux pas retourner dans ce foyer.
Je m’appelle François, j’ai 47 ans. J’ai servi la France pendant quinze ans, d’abord en Bosnie, puis au Mali. J’ai vu la mort, la peur, la fraternité aussi. Mais rien ne m’a préparé à la solitude et à l’humiliation de la rue.
Tout a basculé il y a trois ans. Un retour de mission, un divorce brutal — Hélène m’a quitté, emmenant nos deux filles, Lucie et Manon. Je n’ai pas su leur parler, ni à elle, ni à mes enfants. Je me suis réfugié dans le silence, puis dans l’alcool. L’armée m’a laissé partir, « inapte au service ». Je n’ai pas su rebondir. Les dettes se sont accumulées, le loyer impayé, puis l’expulsion. J’ai dormi d’abord chez des amis, puis dans ma voiture, puis plus rien.
— Papa, pourquoi tu ne viens plus nous voir ?
La voix de Manon, huit ans, me hante. Je n’ai pas su lui expliquer que la honte me rongeait, que je ne voulais pas qu’elle me voie comme ça, sale, perdu, brisé.
La mairie m’a proposé une place dans un foyer, rue de la Guillotière. J’y suis allé. La première nuit, j’ai compris. Les cris, les disputes pour un matelas, l’odeur de sueur et de désespoir. Un homme, Jean-Pierre, s’est fait voler ses chaussures pendant qu’il dormait. Un autre, Ahmed, s’est fait tabasser parce qu’il avait refusé de donner sa ration de pain. Les surveillants ? Débordés, indifférents, parfois violents eux-mêmes.
J’ai tenu trois nuits. J’ai préféré la rue. Au moins, dehors, je garde ma dignité, ce qu’il en reste. Je dors sous un porche, près de la cathédrale. Je me lave à la fontaine, je mange ce que je trouve. Parfois, une vieille dame, Madame Lefèvre, me donne un croissant. Elle me regarde avec pitié, mais aussi avec respect. Elle sait que je ne mendie pas, que je ne demande rien.
Un soir, mon frère Paul est venu me voir. Il a appris par un voisin que je dormais dehors.
— François, viens à la maison. Les enfants demandent après toi. On trouvera une solution.
Mais je n’ai pas pu. Sa femme ne voulait pas de moi. Elle a peur pour ses enfants, peur de l’alcool, peur de la honte. Paul a insisté, mais je voyais dans ses yeux la gêne, la fatigue. Je suis parti avant qu’il ne me le demande.
Je me souviens de mes camarades tombés au Mali. Nous avions juré de ne jamais laisser personne derrière. Mais ici, dans la France que j’ai servie, je suis seul. Invisible. Les passants détournent les yeux. Certains me jettent une pièce, d’autres une insulte.
Un matin, la police m’a réveillé.
— Allez, circulez, on ne veut pas de clochards ici.
J’ai ramassé mes affaires, la tête basse. Je ne suis plus qu’un fantôme dans ma propre ville.
Parfois, je croise d’autres anciens soldats. On se reconnaît au regard, à la posture. On échange quelques mots, rarement plus. La honte est trop forte. On ne parle pas de la guerre, ni de la rue. On parle du froid, de la faim, des souvenirs qui nous rongent.
Un jour, j’ai croisé Lucie, ma fille aînée, devant le lycée. Elle ne m’a pas reconnu. J’ai voulu l’appeler, mais ma voix s’est brisée. Je me suis caché derrière un arbre, le cœur en miettes.
Je repense à la proposition de l’assistante sociale. Un lit, un toit, mais à quel prix ? La peur, la violence, la promiscuité. Je préfère la liberté amère de la rue à la prison du foyer.
Je ne sais pas combien de temps je tiendrai. Parfois, je rêve de tout arrêter. Mais chaque matin, je me lève, je marche, j’existe encore un peu.
Est-ce que j’ai eu tort de refuser cette aide ? Est-ce que la dignité vaut plus qu’un toit ? Qui, parmi vous, aurait fait un autre choix à ma place ?