De la rue à la lumière : Comment j’ai transformé ma détresse en espoir pour tout un quartier
« Tu n’as qu’à rentrer chez toi, madame ! » Le ton sec du contrôleur résonne encore dans ma tête, alors que je serre mon manteau élimé autour de moi. Il est 6h du matin, la gare Saint-Lazare s’éveille, mais moi, je n’ai pas dormi. Je n’ai plus de chez-moi. Je m’appelle Camille Lefèvre, j’ai 38 ans, et ce matin-là, j’ai compris que j’étais devenue invisible.
Tout a basculé il y a deux ans. Un licenciement économique dans la petite librairie où je travaillais à Rouen, puis la séparation avec Paul, mon compagnon depuis dix ans. « Tu n’es plus la même, Camille… » m’a-t-il dit en claquant la porte. Je me suis retrouvée seule avec une valise et quelques économies. Au début, j’ai cru que ça irait. J’ai dormi chez des amis, puis sur le canapé d’une cousine à Paris. Mais la gêne s’est installée, les regards ont changé. « Tu comptes rester encore longtemps ? »
Quand l’argent a manqué, j’ai fini sur un banc du square Montholon. Les nuits étaient longues, glaciales. J’avais honte. Honte de demander de l’aide, honte de croiser le regard des passants. Je me répétais : « Ce n’est pas possible, pas moi… » Mais si, c’était bien moi. Une femme instruite, cultivée, qui avait tout perdu.
Un matin de novembre, alors que je fouillais dans une poubelle pour trouver un croissant à moitié mangé, une voix m’a interpellée : « Tu veux un café chaud ? » C’était Fatoumata, une bénévole de l’association Les Restos du Cœur. Elle m’a tendu un gobelet fumant et un sourire sincère. Ce geste simple a tout changé. Pour la première fois depuis des mois, quelqu’un me voyait.
J’ai commencé à fréquenter le centre d’accueil du 10e arrondissement. Là-bas, j’ai rencontré d’autres femmes comme moi : Chantal, ancienne infirmière ; Nadia, mère célibataire ; Mireille, retraitée expulsée de son logement. Nous partagions nos histoires autour d’un bol de soupe. Nous riions parfois, nous pleurions souvent.
Mais ce qui me révoltait le plus, c’était l’indifférence des autres. Un soir, alors que nous étions assises sur les marches d’une église pour nous abriter de la pluie, une femme bien habillée a détourné les yeux en passant devant nous. J’ai murmuré : « On pourrait être sa sœur, sa mère… » Nadia a répondu : « Pour eux, on n’existe pas. »
C’est là que l’idée a germé. Pourquoi ne pas créer un collectif de femmes sans-abri ? Pourquoi ne pas faire entendre nos voix ? J’en ai parlé à Fatoumata qui m’a encouragée : « Tu as du courage, Camille. Fonce ! »
J’ai commencé par écrire notre histoire sur des feuilles volantes que j’accrochais sur les grilles du square. Les passants s’arrêtaient parfois pour lire. Un journaliste local m’a repérée et a publié un article sur nous : « Les Invisibles du 10e ». Soudain, des bénévoles sont venus proposer leur aide. On nous a prêté une salle dans une MJC pour organiser des ateliers d’écriture et des groupes de parole.
Ma famille ? Je n’osais plus leur parler. Ma mère m’appelait parfois : « Camille, tu vas bien ? Tu veux venir à la maison ? » Mais je refusais par fierté. Mon frère Julien m’a écrit : « Tu fais honte à la famille… » Ces mots m’ont brisée. Mais ils m’ont aussi donné la rage de prouver que je valais mieux que ça.
Peu à peu, notre collectif a pris de l’ampleur. Nous avons organisé une grande collecte de vêtements et de produits d’hygiène pour les femmes sans-abri du quartier. Les médias ont relayé notre action. Un soir, lors d’une réunion publique à la mairie du 10e, j’ai pris la parole devant une centaine de personnes :
— Je m’appelle Camille Lefèvre et je suis sans-abri depuis un an. Mais je ne suis pas qu’une SDF : je suis aussi une citoyenne, une femme, une sœur… Nous avons besoin de logements dignes et d’écoute !
Les applaudissements ont été timides au début puis nourris. Une élue municipale est venue me voir : « Vous avez du cran. On va vous aider à monter votre association. »
Aujourd’hui, deux ans après cette nuit glaciale sur le banc du square Montholon, je dirige l’association « Femmes Debout ». Nous aidons chaque mois des dizaines de femmes à retrouver un toit et une dignité. Nous organisons des maraudes, des ateliers d’insertion professionnelle et des permanences juridiques.
Mais tout n’est pas rose. Certains voisins râlent : « Ça attire les clochards dans le quartier ! » D’autres nous soutiennent en silence mais n’osent pas s’impliquer. Parfois, la fatigue me submerge ; parfois je doute.
Un soir d’hiver, alors que je rangeais les chaises après une réunion difficile avec la mairie, Chantal s’est approchée de moi :
— Tu te souviens quand on dormait sous les ponts ?
— Oui…
— Regarde où on en est aujourd’hui.
J’ai souri malgré les larmes qui montaient.
Je pense souvent à toutes celles qui n’ont pas eu ma chance ou ma force. À celles qui dorment encore dehors ce soir.
Est-ce que la société changera un jour son regard sur nous ? Est-ce qu’on comprendra enfin que derrière chaque visage fatigué se cache une histoire ? Qu’en pensez-vous ?