Après soixante ans, j’avais accepté la solitude… jusqu’à ce que Pierrick réapparaisse à l’arrêt de bus
— Vous aimez toujours Tokarczuk ?
Je sursaute, le livre à la main, le souffle court. Il pleut sur ce matin de mars, les pavés luisent sous mes pieds fatigués. Je serre mon sac contre moi, prête à ignorer l’inconnu qui ose m’interpeller ainsi. Mais cette voix…
Je me retourne, le cœur battant. Et là, je le vois. Pierrick. Mon Pierrick. Celui que j’ai aimé il y a quarante ans, celui qui est parti sans un mot, me laissant seule avec mes rêves de jeunesse et un fils à élever. Je sens la colère monter, mêlée à une vague de nostalgie qui me submerge.
— Pierrick ?
Il sourit, gêné, les cheveux gris, le visage marqué par le temps. Il tient un parapluie trop petit pour deux, mais il me le tend comme s’il pouvait effacer toutes ces années d’absence.
— Je t’ai reconnue tout de suite, dit-il doucement. Tu n’as pas changé.
Je ris, un rire amer. — Tu plaisantes ? J’ai pris vingt kilos et j’ai des rides partout.
Il baisse les yeux. — Tu es toujours la même pour moi.
Le bus arrive. Je pourrais monter et tourner la page une fois pour toutes. Mais mes jambes refusent d’avancer. Je reste là, sous la pluie, à côté de cet homme qui a brisé ma vie et qui ose revenir comme si de rien n’était.
— Pourquoi tu es là ?
Il hésite. — J’ai appris pour ta retraite… par ton frère. Je voulais te revoir. Savoir si tu allais bien.
Je serre les dents. Mon frère, toujours à croire que tout peut s’arranger avec un peu de bonne volonté…
— Tu veux savoir si je vais bien ? Après quarante ans ?
Il hoche la tête, honteux. — Je sais que j’ai été lâche. J’ai eu peur. Peur de la vie avec toi, peur d’être père…
Je sens mes yeux brûler. Je pense à mon fils, Guillaume, qui ne connaît son père que par quelques photos jaunies et des histoires que j’ai inventées pour qu’il ne souffre pas trop.
— Guillaume n’a jamais eu besoin de toi, tu sais.
Il ferme les yeux. — Je sais… Mais moi, j’ai eu besoin de vous deux. J’ai mis trop de temps à le comprendre.
Le bus repart sans nous. Les passants nous regardent du coin de l’œil. Je me sens soudain vieille et ridicule, debout sous la pluie avec mon passé qui me colle à la peau.
— Qu’est-ce que tu veux, Pierrick ?
Il soupire. — Je veux te demander pardon. Et peut-être… essayer d’être là, maintenant.
Je ris encore, mais cette fois c’est un rire triste. — Tu crois qu’on peut effacer quarante ans d’absence avec des excuses ?
Il secoue la tête. — Non. Mais on peut essayer de construire quelque chose d’autre. Différent.
Je regarde autour de moi : la boulangerie où j’achète mon pain chaque matin, le banc où je lis en attendant le bus, les visages familiers du quartier qui me saluent sans vraiment me voir. Ma vie est devenue une routine rassurante mais vide.
— Tu sais… Après soixante ans, on s’habitue à la solitude. On s’y accroche même parfois comme à une vieille couverture trouée.
Il sourit tristement. — Mais parfois, il suffit d’un trou de plus pour qu’on ait envie d’en changer.
Je baisse les yeux sur mon livre : « Les Pérégrins » d’Olga Tokarczuk. J’ai toujours aimé me perdre dans les histoires des autres pour oublier la mienne.
— Tu lis toujours autant ? demande-t-il.
— Plus que jamais. Les livres ne déçoivent jamais.
Il s’approche doucement, comme s’il avait peur que je m’envole.
— Est-ce que tu accepterais de prendre un café avec moi ? Juste parler…
Je sens mon cœur battre trop vite pour mon âge. Une partie de moi veut fuir, l’autre veut comprendre pourquoi il est revenu maintenant.
— D’accord… Mais c’est juste un café.
Nous marchons jusqu’au petit café du coin, celui où je vais parfois seule le dimanche matin. La serveuse me reconnaît et me lance un sourire complice en voyant Pierrick à mes côtés.
— Deux cafés ? demande-t-elle en haussant un sourcil malicieux.
Je hoche la tête sans répondre.
Le silence s’installe entre nous pendant qu’elle prépare les tasses. Je regarde ses mains trembler légèrement en remuant sa cuillère.
— Tu as refait ta vie ?
Il secoue la tête. — J’ai essayé… Mais personne ne t’a remplacée.
Je sens une larme couler sur ma joue malgré moi. Je pense à toutes ces années où j’ai cru que c’était moi qui n’étais pas assez bien pour être aimée longtemps.
— Moi non plus…
Il pose sa main sur la mienne. Je ne la retire pas tout de suite.
— Tu crois qu’on a encore le droit au bonheur ? demande-t-il dans un souffle.
Je regarde par la fenêtre : la pluie a cessé, un rayon de soleil éclaire la place du marché où des enfants jouent en riant.
Peut-on vraiment recommencer à vivre après soixante ans ? Peut-on pardonner l’impardonnable ? Ou bien est-ce juste une illusion pour ne pas mourir seule ? Qu’en pensez-vous ?