« Tu veux vivre avec cet homme que tu ne connais pas ? » : Le cri d’une mère face au choix de son fils

— Tu veux vivre avec cet homme que tu ne connais pas ?

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de ma valise, les jointures blanches. Elle me fixe, les yeux rougis, la bouche tremblante. Je n’ai jamais vu maman comme ça. D’habitude, elle garde tout pour elle, mais là, c’est comme si tout explosait d’un coup.

— Julien, je t’en supplie… Tu ne peux pas me faire ça. Pas après tout ce que j’ai sacrifié pour toi.

Je baisse les yeux. Je sens la honte monter, mais aussi une colère sourde. Depuis des années, je vis avec elle et son compagnon, Gérard. Gérard qui n’a jamais voulu de moi. Il ne me parle que pour râler sur mes notes ou sur le bruit que je fais en rentrant du lycée. J’ai l’impression d’être un fantôme chez moi.

Marc, mon père… Je ne l’ai jamais vraiment connu. Il n’a jamais vécu avec nous. Maman dit qu’elle ne l’a jamais aimé, qu’il était juste « une erreur de jeunesse ». Mais lui, il a toujours essayé d’être là, à sa façon. Il m’emmenait au parc quand j’étais petit, il m’envoyait des messages pour mon anniversaire. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est plus que ce que Gérard m’a jamais donné.

— Tu crois vraiment que Marc va s’occuper de toi ? Il ne sait même pas ce que tu aimes manger !

Je relève la tête. Je sens les larmes me brûler les yeux.

— Peut-être qu’il apprendra… Peut-être qu’il essaiera, lui.

Maman éclate en sanglots. Elle s’effondre sur une chaise, la tête dans les mains. Je voudrais la prendre dans mes bras, lui dire que je l’aime, mais je n’y arrive pas. J’ai trop de rancœur en moi.

Depuis que Gérard est entré dans nos vies, tout a changé. Avant, maman et moi on riait ensemble, on faisait des crêpes le dimanche matin. Maintenant, elle est toujours fatiguée, toujours stressée. Gérard râle pour un rien, il veut que tout soit parfait à la maison. Et moi, je me sens de trop.

Hier soir encore, il a crié parce que j’avais laissé traîner mes baskets dans l’entrée.

— Ce n’est pas un hôtel ici !

Maman n’a rien dit. Elle a baissé les yeux et a ramassé mes chaussures en silence.

Je me suis enfermé dans ma chambre et j’ai envoyé un message à Marc : « Est-ce que je peux venir vivre chez toi ? »

Il a répondu presque tout de suite : « Bien sûr, mon grand. On en parle quand tu veux. »

Ce matin, j’ai fait ma valise en cachette. Mais maman m’a surpris.

— Tu crois que c’est facile d’être mère célibataire ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ?

Je ne sais pas quoi répondre. Je sais qu’elle a galéré pour m’élever seule. Je l’ai vue pleurer le soir quand elle pensait que je dormais. Mais je ne peux plus vivre ici.

— Gérard ne m’aime pas…

Elle se redresse d’un coup.

— Gérard fait ce qu’il peut ! Ce n’est pas facile pour lui non plus !

Je secoue la tête.

— Il ne veut pas de moi ici…

Un silence lourd s’installe. On entend juste le tic-tac de l’horloge et le bruit des voitures dehors.

— Tu vas regretter, Julien… Marc n’est pas prêt à être père.

Peut-être qu’elle a raison. Peut-être que je vais regretter. Mais je dois essayer. J’ai besoin de savoir qui je suis, d’où je viens. J’en ai marre d’être le fils du compagnon de maman, le gamin dont personne ne veut vraiment.

Je prends ma valise et je me dirige vers la porte.

— Attends !

Sa voix me retient une dernière fois. Elle se lève et vient vers moi. Elle pose sa main sur mon bras.

— Je t’aime, tu sais…

Je sens mon cœur se serrer.

— Moi aussi, maman… Mais j’ai besoin de comprendre qui est mon père.

Elle hoche la tête, résignée. Je vois dans ses yeux qu’elle comprend, même si ça lui fait mal.

Je descends les escaliers en tremblant. Marc m’attend en bas avec sa vieille Renault Clio bleue. Il sort et m’ouvre les bras maladroitement.

— Salut fiston…

Je me jette contre lui sans réfléchir. Il sent le tabac froid et le café, mais c’est réconfortant d’une certaine façon.

On roule en silence jusqu’à son appartement à Montreuil. Il essaie de faire la conversation :

— T’as faim ? J’ai acheté des pizzas…

J’acquiesce sans vraiment écouter. Tout est nouveau ici : l’odeur du couloir, les bruits des voisins, les posters de vieux films français sur les murs du salon.

Le soir venu, je m’installe dans ma nouvelle chambre — minuscule mais rien qu’à moi — et je repense à maman. Est-ce qu’elle pleure ? Est-ce qu’elle m’en veut ?

Marc frappe à la porte.

— Ça va aller ?

Je hoche la tête.

— On va apprendre à se connaître… Je te promets d’essayer.

Je souris faiblement.

Les jours passent. Marc fait des efforts maladroits : il cuisine des plats bizarres, il oublie parfois de faire les courses ou de laver mon linge. Mais il me pose des questions sur moi : ce que j’aime lire, mes amis au lycée, mes rêves pour plus tard.

Petit à petit, je découvre un autre monde : celui où on peut être imparfait mais sincère. Où on peut parler sans avoir peur de déranger quelqu’un.

Mais chaque soir avant de m’endormir, je pense à maman. À sa solitude dans cet appartement trop grand sans moi. À sa colère et à sa tristesse mêlées.

Est-ce qu’on peut vraiment choisir entre ses parents ? Est-ce qu’on a le droit de vouloir autre chose pour soi ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?