Trois ans plus tard : Quand la garde des petits-enfants devient une prison silencieuse
« Maman, tu pourrais juste garder les enfants pendant que je reprends le travail ? Ce sera temporaire, promis. »
Je revois encore le visage fatigué de ma fille Camille ce matin-là, ses yeux cernés par les nuits blanches et l’angoisse de perdre son poste à la mairie de Dijon. J’ai dit oui, bien sûr. Comment aurais-je pu refuser ? J’aimais mes petits-enfants, Léa et Hugo, plus que tout. Et puis, c’était « temporaire ».
Trois ans ont passé. Trois ans à courir après des horaires d’école, à préparer des goûters, à consoler des chagrins, à surveiller les devoirs. Trois ans à mettre ma vie entre parenthèses. Mon jardin est envahi par les mauvaises herbes, mes amis ne m’appellent plus, lassés de mes refus répétés. Même mon mari, Gérard, s’est replié dans le silence, fatigué de dîner seul devant la télé.
Ce matin-là, tout a explosé. Camille est arrivée en retard, comme d’habitude. Elle a déposé Hugo en vitesse, sans même un regard pour moi.
— Tu pourrais rester un peu ce soir ? J’ai une réunion tardive.
J’ai senti la colère monter. J’ai serré les poings.
— Camille, tu m’avais dit que ce serait temporaire…
Elle a soupiré, agacée :
— Mais maman, tu sais bien que je n’ai pas le choix ! Tu veux que je perde mon boulot ?
J’ai voulu lui dire que moi aussi, j’existais. Que j’avais des rêves, des envies. Que j’avais sacrifié mes sorties au club de lecture, mes balades au marché du samedi matin. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. J’ai hoché la tête. Encore une fois.
Le soir venu, Gérard m’a regardée longuement.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Marie. Tu t’effaces… On ne vit plus.
J’ai éclaté en sanglots. Je me suis sentie coupable d’en vouloir à ma propre fille. Coupable d’aimer mes petits-enfants mais de rêver d’autre chose. Coupable de vouloir retrouver mon mari, mes amis, mes passions.
Les jours ont continué à s’enchaîner, identiques et épuisants. Les enfants sont devenus ma routine, mon unique horizon. Parfois, Léa me demandait :
— Mamie, pourquoi tu ne souris plus ?
Je lui répondais que j’étais fatiguée. Mais au fond, je savais que je m’étais perdue.
Un dimanche matin, alors que Camille venait récupérer les enfants (en retard, encore), je n’ai pas pu me retenir :
— Camille, il faut qu’on parle.
Elle a levé les yeux au ciel :
— Pas maintenant maman, je suis pressée.
J’ai insisté :
— Non. Maintenant.
Le ton de ma voix l’a surprise. Je ne me souvenais plus moi-même de la dernière fois où j’avais élevé la voix.
— Je t’aime, Camille. J’aime tes enfants. Mais je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin de temps pour moi… pour Gérard… pour nous deux.
Un silence gênant s’est installé. Camille a rougi, puis baissé les yeux.
— Mais… tu ne veux plus voir les enfants ?
J’ai senti mon cœur se briser.
— Bien sûr que si ! Mais pas tous les jours. Pas tout le temps. Je veux être leur grand-mère… pas leur nounou à plein temps.
Camille a fondu en larmes à son tour.
— Je suis désolée maman… Je ne me rendais pas compte… Je croyais que ça t’arrangeait aussi…
Nous avons parlé longtemps ce jour-là. Pour la première fois depuis trois ans, j’ai osé dire ce que je ressentais vraiment. Camille a compris – du moins je l’espère – que l’amour ne doit pas rimer avec sacrifice total.
Depuis ce jour-là, j’ai repris mes activités petit à petit. Gérard et moi allons au cinéma le vendredi soir ; j’ai retrouvé mes amies autour d’un café place Darcy ; je jardine à nouveau. Je garde toujours Léa et Hugo… mais seulement le mercredi après-midi et un week-end sur deux.
Parfois, la culpabilité revient me hanter : ai-je été égoïste ? Aurais-je dû continuer à tout donner ? Mais quand je vois le sourire de Gérard et que j’entends Léa me dire :
— Mamie, tu es belle quand tu ris !
…je me dis que j’ai fait le bon choix.
Est-ce qu’on peut aimer sa famille sans se perdre soi-même ? Où est la frontière entre l’aide et l’effacement ? Qu’en pensez-vous ?