« Tant qu’elle ne le quitte pas, elle n’aura plus rien de nous » : Mon combat de mère face au naufrage de ma fille

« Tu ne comprends donc pas, maman ? Je l’aime ! »

La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tremblante, écorchée par la fatigue et la colère. Nous étions dans la cuisine, un dimanche soir, la pluie battant contre les vitres de notre pavillon à Tours. Mon mari, Gérard, fixait son assiette, mâchoires crispées. Moi, je serrais la tasse de thé entre mes mains, cherchant le courage de dire ce que j’avais sur le cœur depuis des mois.

Camille, ma fille unique, venait d’arriver avec les enfants. Paul, trois ans, courait partout, et la petite Lucie dormait dans son cosy. Camille avait les traits tirés, les cernes creusés par les nuits blanches et l’inquiétude. Depuis un an, elle portait tout sur ses épaules : deux enfants en bas âge, un congé maternité qui touchait à sa fin, et surtout… un mari absent.

Julien. Rien que d’y penser, j’ai la gorge qui se serre. Il n’est pas méchant, non. Mais il est… ailleurs. Depuis qu’il a perdu son poste à la mairie, il enchaîne les petits boulots : livreur Uber Eats, intérim à l’entrepôt Leclerc, deux semaines comme serveur dans un bar du centre-ville… Jamais rien de stable. Jamais rien qui tienne plus d’un mois. Et pendant ce temps-là, c’est Camille qui paie le loyer, les courses, la crèche. C’est elle qui gère tout.

« Tu ne peux pas continuer comme ça », ai-je soufflé ce soir-là. « Tu t’épuises. »

Elle a haussé les épaules, les yeux brillants : « Il cherche du travail… Il fait ce qu’il peut… »

Gérard a posé sa fourchette avec fracas : « Il fait ce qu’il peut ? Il ne fait rien du tout ! C’est toi qui fais tout ! »

Paul s’est arrêté net dans son jeu, sentant la tension. Camille a serré Lucie contre elle. J’ai senti mon cœur se briser un peu plus.

Cela fait des mois que nous aidons Camille : virements pour payer la crèche, sacs de courses déposés discrètement devant sa porte, vêtements pour les enfants… Mais plus le temps passe, plus j’ai l’impression d’entretenir une situation qui la détruit.

Un soir, après une dispute avec Gérard — lui voulait couper les vivres depuis longtemps — j’ai pris une décision radicale. J’ai appelé Camille.

« Ma chérie… Je t’aime plus que tout. Mais tant que tu restes avec Julien… tant que tu acceptes cette situation… je ne peux plus t’aider. »

Un silence glacial a suivi. J’entendais sa respiration saccadée à l’autre bout du fil.

« Tu me demandes de choisir entre toi et lui ? »

« Je te demande de choisir entre ta survie et ton naufrage. »

Elle a raccroché.

Les jours suivants ont été un enfer. Je n’ai pas dormi. Je me suis demandé si j’étais une mauvaise mère. Gérard m’a soutenue — ou plutôt, il m’a dit que c’était la seule solution pour qu’elle ouvre enfin les yeux.

Mais chaque fois que je voyais Paul à la sortie de la maternelle ou que je recevais une photo de Lucie envoyée par Camille, mon cœur se serrait d’angoisse et de culpabilité.

Un soir, Camille est venue frapper à notre porte. Elle avait perdu du poids. Ses mains tremblaient.

« Je n’ai plus rien », a-t-elle murmuré. « Plus d’argent pour finir le mois… Julien dit qu’il va trouver un boulot mais… »

Je l’ai prise dans mes bras. Elle a fondu en larmes.

« Pourquoi tu restes ? » ai-je demandé doucement.

Elle a reniflé : « Parce que j’ai peur d’être seule… Parce que je veux croire qu’il va changer… Parce que je n’ai pas envie que mes enfants grandissent sans père… »

Je n’ai rien dit. Je savais que mes mots ne serviraient à rien.

Le lendemain matin, Julien est venu chercher les enfants. Il n’a pas osé croiser mon regard. J’ai vu dans ses yeux une lassitude immense — ou était-ce de l’indifférence ?

Les semaines ont passé. Camille s’est débrouillée comme elle a pu : petits boulots de garde d’enfants le soir, vente de vêtements sur Vinted… Elle a maigri encore. Les enfants étaient fatigués aussi.

Un soir d’hiver, Gérard a explosé : « On ne peut pas continuer comme ça ! On va perdre notre fille ! »

J’ai craqué moi aussi. J’ai appelé Camille :

« Reviens à la maison avec les enfants. On t’aidera à te reconstruire. Mais pas tant que tu restes avec lui… »

Elle a pleuré longtemps au téléphone.

Quelques jours plus tard, elle est arrivée chez nous avec deux valises et les enfants endormis dans leurs bras.

« J’ai peur », a-t-elle murmuré en s’effondrant dans mes bras.

Je l’ai serrée fort : « Tu n’es plus seule maintenant. »

Depuis ce jour-là, Camille reconstruit sa vie petit à petit. Julien a tenté de revenir mais elle a tenu bon. Elle a trouvé un travail à mi-temps dans une école primaire du quartier. Les enfants vont mieux.

Mais parfois, la nuit, je me demande si j’ai bien fait. Si j’ai été trop dure. Si j’aurais dû continuer à l’aider sans condition… Ou si c’est justement ce choc qui lui a permis de sortir la tête de l’eau.

Est-ce qu’on doit forcer ceux qu’on aime à ouvrir les yeux ? Ou faut-il les soutenir coûte que coûte, même quand ils s’enfoncent ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?