« Quand mes enfants ont supplié de rentrer plus tôt de chez Mamie : le jour où tout a basculé »
« Maman, s’il te plaît, viens nous chercher… On veut rentrer à la maison. » La voix de Camille, tremblante, résonne encore dans ma tête. Il était 21h17 ce soir-là, et je venais à peine de finir de débarrasser la table. Mon cœur s’est serré si fort que j’ai cru qu’il allait exploser. J’ai tout de suite su que quelque chose n’allait pas.
— Camille, qu’est-ce qui se passe ? Où est ton frère ?
— Il est là… Il pleure aussi. On veut plus rester ici…
Je me suis figée. Les vacances chez Mamie Jeanne, c’était sacré. Depuis toujours, c’était le rituel : chaque été, je déposais Camille et Paul dans la petite maison en Bourgogne, persuadée qu’ils y vivraient les plus beaux moments de leur enfance. Je me souvenais encore de mes propres étés là-bas, à courir pieds nus dans le jardin, à manger des tartines de confiture maison…
Mais ce soir-là, tout s’effondrait. J’ai raccroché en promettant de rappeler Mamie Jeanne tout de suite. Mon mari, François, m’a regardée, inquiet :
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Les enfants veulent rentrer. Ils sont en larmes…
Il a soupiré, déjà prêt à minimiser :
— Tu sais comment ils sont… Un petit chagrin et ça y est, ils veulent rentrer. Jeanne est peut-être un peu stricte, mais ça leur fait du bien.
Mais au fond de moi, une angoisse sourde montait. Et si c’était plus grave ? Et si j’avais raté quelque chose ?
J’ai appelé ma mère. Elle a décroché d’une voix fatiguée :
— Allô ?
— Maman, qu’est-ce qui se passe avec les enfants ? Ils viennent de m’appeler en pleurant…
Un silence gênant s’est installé.
— Oh, tu sais… Ils sont fatigués. Ils ne supportent plus d’être loin de leurs écrans, voilà tout. Je leur ai dit non pour la tablette après 20h et ils ont fait une crise.
Je connaissais ma mère : elle n’aimait pas céder. Mais Camille et Paul n’avaient jamais réagi comme ça avant. J’ai insisté :
— Tu es sûre que tout va bien ? Ils n’ont pas eu peur ? Tu ne t’es pas disputée avec eux ?
— Mais enfin ! Tu me prends pour qui ? Je les élève comme je t’ai élevée ! Un peu d’autorité ne leur fera pas de mal.
J’ai senti la colère monter en moi. Depuis des années, nos relations étaient tendues sur l’éducation des enfants. Ma mère trouvait que j’étais trop laxiste ; moi, je trouvais qu’elle était trop dure.
Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. J’ai repassé en boucle tous les souvenirs d’enfance : les bons moments chez Mamie Jeanne, mais aussi ses colères imprévisibles, ses exigences… Avais-je oublié à quel point elle pouvait être intransigeante ?
Le lendemain matin, j’ai pris la voiture pour aller chercher Camille et Paul. Sur la route, mille scénarios défilaient dans ma tête : et si ma mère les avait grondés trop fort ? Et si elle avait dit quelque chose qui les avait blessés ?
Quand je suis arrivée, ils m’attendaient devant la porte, leurs petits sacs déjà prêts. Camille s’est jetée dans mes bras en sanglotant :
— Je veux plus rester ici… Mamie crie tout le temps… Elle nous a punis dans notre chambre parce qu’on a renversé du lait…
Paul n’a rien dit ; il s’est contenté de me serrer très fort la main.
Ma mère est sortie sur le pas de la porte, les bras croisés :
— Tu exagères ! Je leur ai juste demandé d’être un peu responsables ! À ton époque, tu ne faisais pas autant d’histoires.
J’ai senti la colère monter :
— Maman, ce n’est pas pareil ! Les enfants ne sont pas moi ! Ils ont besoin d’être écoutés…
Elle a haussé les épaules :
— Tu fais comme tu veux. Mais tu verras bien ce que ça donne plus tard…
Le trajet du retour a été silencieux. À la maison, j’ai essayé d’en parler avec François.
— Tu crois que j’ai eu tort de les laisser là-bas ? Peut-être que je ne connais pas vraiment mes enfants… Peut-être que je projette mes souvenirs sur eux sans voir ce dont ils ont vraiment besoin.
Il m’a pris la main :
— On fait tous des erreurs. Mais tu as su écouter tes enfants. C’est ça qui compte.
Depuis ce jour-là, quelque chose a changé entre ma mère et moi. On se parle moins souvent ; elle m’en veut d’avoir « cédé ». Mais moi, je regarde Camille et Paul et je me demande : ai-je eu raison de rompre cette tradition familiale ? Ou ai-je simplement protégé mes enfants d’un modèle qui ne leur convenait plus ?
Parfois, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment transmettre son enfance à ses propres enfants ? Ou faut-il accepter que leur bonheur ne ressemble pas au nôtre ? Qu’en pensez-vous ?