« Quand la retraite a volé mon mari : mon combat pour ne pas disparaître avec lui »

— Tu pourrais au moins dire « bonjour », Paul…

Ma voix résonne dans la cuisine, mais elle se heurte à un mur invisible. Paul ne lève même pas les yeux de son bol de café. Il tourne la petite cuillère machinalement, comme s’il remuait le vide. Je reste debout, la cafetière à la main, figée dans ce matin qui ressemble à tous les autres depuis qu’il a pris sa retraite.

Avant, il y avait le bruit du réveil, les pas pressés dans le couloir, les baisers volés entre deux tartines. Paul râlait contre les embouteillages sur le périph’, pestait contre son chef, mais il vivait. Aujourd’hui, il n’y a plus que le silence. Un silence épais, qui s’infiltre partout, jusque dans notre lit.

Je me souviens du jour où tout a basculé. Paul est rentré du travail avec une boîte en carton sous le bras. Il a posé ses affaires dans l’entrée, puis il s’est assis sur le canapé. Il n’a rien dit. Pas un mot sur la petite fête organisée par ses collègues, ni sur le discours du directeur. Rien. J’ai cru qu’il avait juste besoin de temps pour s’habituer à cette nouvelle vie. Mais les jours sont devenus des semaines, puis des mois. Et Paul s’est effacé.

— Tu veux sortir faire une promenade ? proposai-je un samedi.
Il haussa les épaules sans répondre.
— On pourrait aller voir les enfants à Lyon ce week-end…
Il secoua la tête.
— Paul, tu m’entends ?
Il soupira, se leva et quitta la pièce.

J’ai essayé d’en parler à ma sœur, Hélène.
— Il fait une dépression, tu ne vois pas ? m’a-t-elle dit. Il faut qu’il consulte.
Mais Paul refuse d’aller chez le médecin. « Je vais bien », marmonne-t-il quand j’insiste. Pourtant, il ne va pas bien. Il ne va plus nulle part. Il reste assis des heures devant la fenêtre du salon, à regarder les passants sans vraiment les voir.

Parfois, je me demande si c’est moi qui ai changé. Peut-être que je suis devenue transparente à force de m’occuper de tout : les courses, la maison, les factures… Je me surprends à parler toute seule en rangeant les placards ou en arrosant les plantes. J’ai peur de finir comme lui, avalée par le silence.

Un soir, j’ai craqué.
— Tu vas rester comme ça encore longtemps ? Tu ne me parles plus, tu ne fais plus rien… On dirait que tu n’existes plus !
Paul a levé les yeux vers moi pour la première fois depuis des semaines. Son regard était vide, fatigué.
— À quoi bon ? a-t-il murmuré.

J’ai eu envie de hurler. À quoi bon ? Mais à tout bon sang ! À nous deux, à nos enfants, à nos souvenirs…

J’ai appelé notre fils, Mathieu.
— Papa va mal, tu sais…
— Je sais maman. Mais il ne veut rien entendre. Peut-être qu’il a juste besoin de temps.
Mais combien de temps ? Et si ce temps nous emportait tous les deux ?

J’ai commencé à sortir seule. J’allais au marché le dimanche matin, je retrouvais mes amies au café du coin. Je riais fort exprès, pour me rappeler que j’étais encore vivante. Mais chaque fois que je rentrais à la maison, je retrouvais Paul dans le même fauteuil, devant la même fenêtre.

Un jour, j’ai trouvé une vieille photo de nous deux à Biarritz. Nous étions jeunes et beaux, le vent dans les cheveux et le sourire aux lèvres. J’ai posé la photo sur la table du salon.
— Tu te souviens de ce voyage ? lui ai-je demandé doucement.
Il a regardé la photo longuement. J’ai cru voir une larme briller dans ses yeux.
— C’était avant…
— Avant quoi ?
Il n’a pas répondu.

La nuit suivante, je n’ai pas dormi. J’ai repensé à toutes ces années passées ensemble, aux sacrifices faits pour les enfants, aux vacances annulées pour cause de boulot… Et maintenant que tout cela est derrière nous, il ne reste plus rien ? Juste ce vide immense ?

J’ai décidé d’agir. J’ai pris rendez-vous chez le médecin traitant et je l’ai traîné de force au cabinet.
— Madame Dubois, votre mari souffre probablement d’un syndrome dépressif lié à la retraite. Ce n’est pas rare chez les hommes de sa génération…
Le médecin m’a parlé d’un groupe de parole pour retraités à la mairie du quartier. J’ai insisté pour qu’il y aille.

La première fois, il a refusé catégoriquement.
— Je ne vais pas aller raconter ma vie à des inconnus !
Mais j’ai tenu bon.
— Tu me dois bien ça, Paul. Pour nous deux.

Il a fini par accepter. La première séance a été difficile. Il est rentré furieux.
— Ils sont tous déprimés là-bas ! Ça ne sert à rien…
Mais il y est retourné la semaine suivante. Puis encore après.

Petit à petit, j’ai vu des changements. Il s’est remis à bricoler dans le garage, à lire le journal au petit-déjeuner. Un matin, il m’a demandé si je voulais aller marcher avec lui au parc Montsouris.

Ce n’est pas un miracle. Il y a encore des jours où il s’enferme dans son mutisme. Mais parfois, il me prend la main en silence et je sens qu’il est là, vraiment là.

Je me demande souvent combien de couples traversent cette épreuve sans jamais oser en parler. Combien de femmes se sentent invisibles quand leur mari perd pied après la retraite ? Est-ce qu’on peut vraiment réapprendre à vivre ensemble quand tout semble perdu ?

Et vous… avez-vous déjà eu peur de disparaître dans le silence de l’autre ?