« Quand j’ai proposé la maison de retraite à mon beau-père, il a pleuré : comment choisir entre l’amour filial et la réalité ? »
« Tu veux m’abandonner, c’est ça ? » La voix de Lucien tremble, rauque, brisée par l’émotion. Il me regarde, les yeux rougis, assis sur sa vieille chaise en bois qui grince à chaque mouvement. Je reste debout dans la cuisine, les mains serrées sur la table, incapable de soutenir son regard. Camille, ma fille de huit ans, joue dans le salon avec son puzzle, inconsciente du drame qui se joue à quelques mètres d’elle.
Je n’ai jamais connu mon père biologique. Lucien est entré dans ma vie quand j’avais dix ans, après que maman ait refait sa vie avec lui. Il n’a jamais cherché à me remplacer un père absent, mais il a été là : pour les devoirs, les chagrins d’adolescente, les premiers amours. Aujourd’hui, maman n’est plus là depuis trois ans. Lucien vit seul dans cette maison perdue au bout du village de Saint-Léonard, entouré de souvenirs et de silence.
Depuis quelques mois, tout se complique. Lucien oublie le gaz allumé, confond les jours, se perd parfois en allant chercher le pain. La maison tombe en ruine : une fuite au toit, l’électricité qui saute sans prévenir. Je fais l’aller-retour depuis Limoges chaque week-end avec Camille. Mais je suis épuisée. Je travaille à mi-temps comme secrétaire médicale, je gère l’école, les devoirs, les repas… et la peur constante qu’il lui arrive quelque chose quand je ne suis pas là.
Ce soir-là, j’ai pris mon courage à deux mains. « Lucien… Tu sais que je t’aime. Mais tu ne peux plus rester seul ici. J’ai visité une résidence à Limoges… Ce n’est pas une maison de retraite comme tu imagines. Il y a un jardin, des ateliers… Tu pourrais voir Camille plus souvent… »
Il s’est levé d’un bond, la voix étranglée : « Jamais ! Je préfère mourir ici que finir enfermé comme un vieux chien ! »
Le silence est tombé. J’ai senti la colère monter en moi : « Et moi alors ? Tu crois que c’est facile ? Je fais tout ce que je peux ! Tu veux que je fasse comment ? Que je laisse Camille toute seule pour venir t’aider tous les jours ? »
Il s’est effondré sur sa chaise, le visage dans les mains. J’ai eu honte de ma colère. J’ai pensé à maman, à ce qu’elle aurait dit. J’ai pensé à Camille qui me demande parfois pourquoi papi est triste ou pourquoi il oublie son prénom.
Les jours suivants ont été tendus. Lucien ne me parlait plus que par monosyllabes. Camille sentait bien que quelque chose n’allait pas : « Maman, pourquoi papi pleure tout le temps ? »
Un soir, alors que je rangeais la vaisselle, elle est venue me voir : « Maman, est-ce que papi va mourir ? » J’ai senti mon cœur se serrer. Comment expliquer à une enfant que la vieillesse n’est pas une maladie mais qu’elle fait peur à tout le monde ?
J’ai essayé d’impliquer Lucien dans la décision. Je lui ai proposé de visiter la résidence avec moi et Camille. Il a accepté à contrecœur. Le jour venu, il a gardé les bras croisés tout le long de la visite, refusant de parler aux résidents ou au personnel. Sur le chemin du retour, il a murmuré : « Ce n’est pas chez moi… »
J’ai commencé à culpabiliser. Qui suis-je pour décider de sa vie ? Mais qui prendra soin de lui si je ne le fais pas ? Les voisins sont âgés eux aussi ; l’assistante sociale passe une fois par semaine mais cela ne suffit pas.
Un matin d’hiver, j’ai reçu un appel du voisin : « Lucien est tombé dans le jardin, il ne peut plus se relever ! » J’ai foncé en voiture avec Camille à l’arrière qui pleurait de peur. À notre arrivée, Lucien était allongé dans la boue, tremblant de froid et d’humiliation.
À l’hôpital, le médecin m’a dit : « Madame Martin, il faut penser sérieusement à une solution durable. Un autre accident pourrait lui coûter la vie… »
Cette nuit-là, j’ai veillé Lucien dans sa chambre d’hôpital. Il dormait mal, murmurant parfois des mots incompréhensibles. J’ai repensé à mon enfance sans père, à ce que Lucien avait représenté pour moi malgré nos différences.
Le lendemain matin, il m’a regardée longuement : « Je sais que tu fais ça par amour… Mais j’ai peur d’être oublié là-bas… »
Je lui ai pris la main : « Je te promets qu’on viendra te voir tous les jours. Tu ne seras jamais seul tant que je serai là. »
Aujourd’hui encore, je doute de ma décision. Lucien a finalement accepté d’entrer en résidence après sa rééducation. Camille lui rend visite chaque mercredi après l’école ; elle lui apporte des dessins et des histoires qu’elle invente pour lui faire sourire.
Mais chaque soir, quand je rentre chez moi et que je ferme la porte sur le silence de notre appartement trop petit pour trois générations, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Peut-on aimer assez fort pour protéger sans trahir ? Et vous… auriez-vous agi autrement ?