Mon père me supplie de pardonner mon oncle violent : comment oublier la douleur qu’il nous a infligée ?
« Tu pourrais au moins aller le voir, Élodie. Il est malade, il n’a plus personne… »
La voix de mon père tremble dans la cuisine, entre la cafetière qui gronde et la pluie qui martèle les carreaux. Je serre ma tasse si fort que mes jointures blanchissent. Je ne réponds pas. Je n’ai pas envie de répondre. Je n’ai pas envie d’entendre ce nom, encore moins de le prononcer.
Mon père soupire, s’assoit en face de moi. Il a vieilli, ses épaules sont tombantes, ses yeux fatigués. « Tu sais, il regrette. Il n’est plus le même… »
Je relève la tête, croise son regard. Comment lui expliquer que je me souviens de tout ? Les portes qui claquent, les cris dans la maison de ma grand-mère à Nantes, les insultes qui fusaient comme des gifles. Mon oncle Pascal, son frère aîné, avait ce don pour faire de chaque repas un champ de bataille. Il humiliait mon père devant tout le monde, lui rappelant qu’il n’était qu’un raté, un rêveur incapable de réussir sa vie. Et moi, petite fille silencieuse, je me faisais toute petite dans mon coin, priant pour qu’il m’oublie.
Mais il ne m’oubliait jamais. Un jour, il m’a attrapée par le bras parce que j’avais renversé un verre d’eau sur la nappe. Il m’a secouée si fort que j’ai cru que mon épaule allait se déboîter. Ma mère a crié, mon père s’est interposé. Mais personne n’a jamais porté plainte. « C’est la famille », disait-on. « On règle ça entre nous. »
Des années plus tard, quand ma mère est partie, usée par les disputes et les non-dits, mon père et moi sommes restés seuls dans notre petit appartement à Rezé. Mon oncle ne venait plus nous voir – heureusement – mais il continuait à appeler pour demander de l’argent ou pour rappeler à mon père qu’il lui devait tout : l’appartement hérité de mamie, la voiture d’occasion… Toujours cette dette imaginaire.
Aujourd’hui, Pascal est malade. Un cancer du foie, paraît-il. Il vit dans un studio minable à Saint-Herblain, sans amis, sans famille – sauf nous. Mon père veut que j’aille le voir à l’hôpital. Que je lui pardonne. Que je l’aide à remplir ses papiers pour la sécurité sociale.
Mais comment pardonner ? Comment effacer ces années de peur et d’humiliation ?
« Papa, tu te souviens de ce qu’il t’a fait ? De ce qu’il m’a fait ? »
Il baisse les yeux. « Oui… Mais il est seul maintenant. Et puis… c’est mon frère. »
Je sens la colère monter en moi. Pourquoi faudrait-il toujours tout pardonner sous prétexte qu’on partage le même sang ? Pourquoi devrais-je porter le poids du silence et du pardon alors que lui n’a jamais demandé pardon ?
Le soir même, je reçois un message de Pascal :
« Salut Élodie. Ton père m’a dit que tu pouvais passer à l’hôpital. J’ai besoin d’aide pour mes papiers. Merci d’avance. »
Aucune excuse. Aucune reconnaissance du mal qu’il a fait. Juste une demande d’aide, comme si rien ne s’était passé.
Je montre le message à mon père.
« Tu vois ? Il ne change pas… Il ne changera jamais ! »
Mon père se lève brusquement, sa voix se brise : « Tu crois que c’est facile pour moi ? C’est mon frère ! J’ai passé ma vie à essayer de lui plaire… À espérer qu’un jour il me respecte ! Mais il va mourir seul si on ne fait rien… »
Je reste figée sur ma chaise. Je voudrais hurler que ce n’est pas mon problème. Que j’ai déjà trop donné.
Les jours passent. Mon père devient de plus en plus silencieux. Il ne parle presque plus pendant nos repas du soir – juste le bruit des couverts sur les assiettes et la télé en fond sonore.
Un dimanche matin, il frappe à ma porte :
« Je vais à l’hôpital voir Pascal. Tu viens ? »
Je secoue la tête.
Il part sans un mot.
Je reste seule dans l’appartement vide, envahie par la culpabilité et la colère mêlées.
Le lendemain soir, il rentre tard. Il a pleuré – je le vois à ses yeux rouges et gonflés.
« Il t’a demandé », murmure-t-il.
Je détourne les yeux.
La semaine suivante, Pascal me rappelle lui-même :
« Écoute Élodie… Je sais que j’ai pas été tendre avec toi ni avec ton père… Mais j’ai besoin d’aide maintenant. J’ai personne d’autre… »
Sa voix est rauque, fatiguée.
Je raccroche sans répondre.
Le lendemain matin, je trouve une lettre sur la table du salon – l’écriture tremblante de mon père :
« Ma chérie,
Je ne veux pas te forcer à quoi que ce soit. Mais sache que le pardon ne sert pas seulement à l’autre – il sert aussi à soi-même. Je t’aime.
Papa »
Je fonds en larmes.
Je repense à toutes ces années volées par la peur et la honte. À toutes ces fois où j’aurais voulu crier mais où je me suis tue pour ne pas faire de vagues.
Est-ce vraiment à moi de réparer ce qui a été brisé ? Est-ce que pardonner serait trahir la petite fille que j’étais ? Ou est-ce que ce serait enfin me libérer du passé ?
Et vous… Est-ce qu’on doit tout pardonner au nom de la famille ? Jusqu’où iriez-vous pour aider quelqu’un qui vous a blessé ?