Mon mari radin : Peut-on aimer quelqu’un qui compte chaque centime ?
« Tu as vraiment acheté du fromage AOP ? Tu sais combien ça coûte, Claire ? »
La voix de François résonne dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre le sachet de courses contre moi, honteuse, alors que le parfum du comté s’échappe déjà du papier. Je baisse les yeux, cherchant une excuse, mais il n’y en a pas. J’ai juste voulu me faire plaisir, pour une fois.
« C’était en promotion… » je murmure, mais il ne m’écoute déjà plus. Il soupire, secoue la tête et commence à ranger les produits moins « luxueux » dans le frigo. J’ai l’impression d’être une enfant prise en faute.
Voilà des années que notre vie tourne autour des économies. François ne jette jamais rien, il compare chaque prix, il note toutes nos dépenses dans un vieux carnet à spirale. Même nos vacances ressemblent à des stages de survie : camping municipal, sandwichs faits maison, visites gratuites. Au début, je trouvais ça presque amusant. Je me disais qu’il était prudent, qu’il voulait assurer notre avenir. Mais aujourd’hui, j’étouffe.
Je m’appelle Claire Martin, j’ai 38 ans, et je vis à Lyon avec François depuis douze ans. Nous avons deux enfants : Lucie, 9 ans, et Paul, 6 ans. Eux aussi commencent à ressentir le poids de cette obsession. Lucie m’a demandé l’autre jour pourquoi elle n’a jamais de vêtements neufs comme ses copines. J’ai menti, j’ai dit que c’était pour la planète. Mais la vérité, c’est que François refuse d’acheter quoi que ce soit qui ne soit pas en solde ou d’occasion.
Un soir d’hiver, alors que la pluie martèle les vitres et que les enfants dorment enfin, je tente une conversation.
— François, tu crois qu’on pourrait partir un week-end à Annecy ? Juste nous quatre…
Il lève les yeux de son ordinateur.
— Tu sais bien que c’est hors de prix. On a tout ce qu’il faut ici.
— Mais… on ne fait jamais rien ensemble ! Les enfants grandissent…
Il soupire encore. Ce soupir qui clôt toutes mes envies.
— Claire, tu sais très bien que je fais ça pour nous. Pour qu’on ne manque jamais de rien.
Mais on manque déjà de tant de choses…
Je me souviens de nos débuts. François était drôle, attentionné. Il m’emmenait au théâtre, on allait boire un verre sur les quais du Rhône. Puis il a perdu son emploi dans une petite entreprise de textile. Il a trouvé un autre poste, moins bien payé, et tout a changé. La peur du manque s’est installée chez lui comme une maladie chronique.
Un jour, ma mère m’appelle.
— Claire, tu as l’air fatiguée… Tu veux venir passer le week-end à la campagne ?
Je n’ose pas lui dire que François refuse toujours : « Ça coûte trop cher en essence ». Je décline poliment. Elle insiste :
— Tu sais, tu as le droit de penser à toi aussi.
Je raccroche en retenant mes larmes.
Le soir même, alors que je débarrasse la table, Lucie s’approche :
— Maman, pourquoi papa crie toujours quand tu achètes des trucs ?
Je la serre contre moi.
— Il ne crie pas, ma chérie… Il s’inquiète juste pour nous.
Mais même moi je n’y crois plus.
Quelques jours plus tard, je découvre dans la boîte aux lettres une invitation au mariage de mon amie Sophie à Bordeaux. J’en parle à François avec espoir.
— On ne peut pas y aller, c’est trop loin. Et puis les cadeaux de mariage…
Je sens la colère monter.
— Tu refuses tout ! On ne vit plus ! On survit !
Il me regarde comme si j’étais folle.
— Tu exagères… On a un toit sur la tête, on mange à notre faim…
— Mais à quel prix ? Tu ne vois pas que tu nous enfermes dans ta peur ?
Il se ferme comme une huître. La discussion est close.
Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à toutes ces années où j’ai mis mes envies de côté : les sorties entre amis annulées parce que « ça coûte », les anniversaires fêtés avec un gâteau discount et trois bougies recyclées, les cadeaux d’enfants achetés sur Leboncoin…
Je me demande si l’amour peut survivre à tant de privations. Est-ce égoïste de vouloir un peu plus ? De rêver d’un resto en amoureux ou d’un week-end improvisé ?
Un matin, alors que François part travailler et que les enfants sont à l’école, je me regarde dans le miroir. J’ai l’impression de ne plus me reconnaître. Où est passée la Claire pleine de vie et de projets ?
Je décide d’appeler Sophie.
— Viens au mariage sans lui si tu veux ! Tu as le droit d’exister en dehors de ton couple !
Ses mots résonnent en moi comme une bouffée d’air frais.
Le soir venu, j’annonce à François que j’irai seule à Bordeaux.
— Fais comme tu veux… Mais n’attends pas que je paie le train !
Pour la première fois depuis longtemps, je souris vraiment.
Le week-end du mariage est une révélation. Je ris, je danse, je parle avec des gens qui ne comptent pas chaque centime avant de commander un verre. Je me sens vivante.
En rentrant à Lyon, je retrouve François assis dans le salon.
— Alors ? Tu t’es bien amusée ?
Sa voix est sèche mais je n’ai plus peur.
— Oui. Et tu sais quoi ? J’ai compris que j’ai besoin de plus que ce que tu m’offres aujourd’hui.
Il détourne le regard.
— Tu veux divorcer ?
Je prends une grande inspiration.
— Je veux juste qu’on vive vraiment. Pas qu’on survive en attendant la prochaine promo au supermarché.
Un silence lourd s’installe entre nous. Je sens qu’un choix s’impose : continuer à m’effacer ou me battre pour mon bonheur.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce que je vais décider. Mais pour la première fois depuis longtemps, je me sens libre d’y réfléchir.
Est-ce qu’on peut aimer quelqu’un qui aime plus l’argent que la vie elle-même ? Est-ce égoïste de vouloir être heureuse ? Qu’en pensez-vous ?