Mon fils veut s’installer chez nous avec sa famille : ai-je encore mon mot à dire dans ma propre maison ?

« Tu exagères, maman. On n’a pas le choix, tu sais bien que le loyer à Lyon est devenu impossible ! »

La voix de Julien résonne encore dans la cuisine, alors que la porte vient de claquer derrière lui. Je reste là, debout, les mains tremblantes autour de ma tasse de thé froid. François, mon mari, s’est réfugié dans le salon, feignant de lire son journal. Mais je sais qu’il écoute chaque mot, chaque soupir.

Cela fait trois nuits que je ne dors plus. Trois nuits à tourner et retourner cette phrase dans ma tête : « On va venir s’installer ici, avec Sophie et les enfants. » Comme si c’était une évidence. Comme si notre maison, notre havre de paix après tant d’années de travail et de sacrifices, n’était plus qu’un simple toit à partager.

Je me souviens encore du jour où nous avons acheté cette maison à Villeurbanne. Nous étions jeunes, pleins d’espoir. Les enfants couraient dans le jardin, et je rêvais déjà des longues soirées d’été sur la terrasse. Aujourd’hui, tout cela me semble si loin.

« Tu ne comprends pas, maman… On n’a pas d’autre solution. »

Julien n’a même pas demandé. Il a annoncé. Et François, fidèle à lui-même, a simplement haussé les épaules : « C’est normal, il est notre fils. Et puis, il héritera d’une partie de la maison un jour ou l’autre… »

Mais moi ? Est-ce que j’ai encore mon mot à dire ?

Le lendemain matin, je trouve François dans le jardin, en train de tailler les rosiers. Je m’approche doucement.

— Tu trouves ça normal, toi ?

Il ne relève même pas la tête.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Ils sont dans la galère…

— Et nous ? On n’a plus le droit à la tranquillité ? On doit tout sacrifier parce qu’ils n’arrivent pas à s’en sortir ?

Il soupire.

— Tu dramatises… Ce sont nos petits-enfants aussi. Ça te fera du bien de les avoir près de toi.

Je sens la colère monter. Ce n’est pas ça, ce n’est pas du tout ça. J’aime mes petits-enfants, bien sûr. Mais j’aime aussi ma liberté, mon espace, mon rythme. J’ai passé toute ma vie à m’occuper des autres : mes parents malades, mes enfants… Et maintenant que je pourrais enfin souffler un peu, il faudrait tout recommencer ?

Le soir même, Julien revient avec Sophie. Elle a l’air gênée.

— Je sais que ce n’est pas facile pour vous… commence-t-elle timidement.

Julien l’interrompt :

— Mais enfin maman, tu ne vas pas nous laisser dehors !

Je sens les larmes me monter aux yeux. Je voudrais crier que ce n’est pas juste, que j’ai le droit d’exister moi aussi. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Sophie pose une main sur mon bras.

— On pourrait participer aux courses… Et puis on pourrait s’occuper du jardin avec toi…

Je la regarde. Elle essaie vraiment de bien faire. Mais ce n’est pas une question d’argent ou de tâches ménagères. C’est une question de place. De respect.

François intervient :

— On va trouver une solution. Il y a la chambre d’amis et le bureau…

Je sens que tout m’échappe. Ma maison va devenir un champ de bataille entre les jouets des enfants et les disputes du couple. Où vais-je me réfugier quand j’aurai besoin de calme ?

Les jours passent et la tension monte. Julien commence déjà à déplacer des cartons dans le garage sans même demander mon avis. Sophie essaie d’arrondir les angles mais je vois bien qu’elle est mal à l’aise.

Un soir, alors que je prépare le dîner seule dans la cuisine, ma fille Claire m’appelle.

— Maman, tu vas tenir le coup ?

Je fonds en larmes au téléphone.

— Je ne sais plus quoi faire… J’ai l’impression qu’on ne me demande jamais ce que je veux vraiment.

Claire soupire.

— Tu as le droit de dire non, tu sais…

Mais comment dire non à son propre fils ? Comment supporter l’idée qu’il puisse m’en vouloir ? En France, on dit souvent que la famille passe avant tout… Mais à quel prix ?

Le lendemain matin, je décide d’en parler franchement avec François.

— Je ne veux pas qu’ils s’installent ici sans qu’on ait posé des règles claires. Je veux qu’on fixe une durée, qu’on garde notre espace privé…

Il me regarde enfin dans les yeux.

— Tu as raison. On va leur parler ce soir.

Le soir venu, nous nous asseyons tous autour de la table du salon. Je prends une grande inspiration.

— Julien, Sophie… On veut vous aider mais il faut qu’on se respecte tous. Ce n’est pas facile pour nous non plus. On veut bien vous accueillir quelques mois mais il faudra chercher activement un logement. Et notre chambre et notre salon restent privés.

Julien fronce les sourcils mais Sophie acquiesce doucement.

— Merci maman… On comprend.

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, je dors un peu mieux. Mais au fond de moi, je me demande : est-ce que j’ai eu raison ? Est-ce que j’ai été égoïste ou simplement humaine ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?