Mon fils m’a tout pris… puis il m’a jetée : jusqu’où doit aller l’amour d’une mère ?
« Tu ne comprends pas, maman, tu me freines ! »
La voix de Paul résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, comme un couperet. Je suis restée là, debout au milieu du bureau, les mains tremblantes, incapable de répondre. Autour de moi, les dossiers s’empilaient, les factures s’éparpillaient sur le sol, et le mug bleu que je lui avais offert pour ses 30 ans gisait brisé près de la photocopieuse. C’est ainsi que mon fils m’a annoncé qu’il n’avait plus besoin de moi. Après dix ans à tout donner pour lui, il venait de me licencier… de sa vie.
Je m’appelle Françoise. J’ai 62 ans et, jusqu’à ce matin-là, j’étais la mère de Paul, mais aussi sa comptable, sa secrétaire, sa femme de ménage et parfois même sa banquière. Quand il a décidé de monter sa petite entreprise de rénovation à Lyon, j’ai cru que c’était le début d’une belle aventure familiale. Il avait toujours été un garçon rêveur mais travailleur, et je voulais l’aider à réaliser ses ambitions. Je me souviens encore du jour où il est arrivé chez moi avec son projet sous le bras :
— Maman, tu crois que je peux y arriver ?
— Bien sûr, mon chéri. Je serai toujours là pour toi.
Je n’imaginais pas à quel point cette promesse allait me coûter cher.
Au début, tout était simple. Je faisais la comptabilité le soir après mon travail à la mairie. Je passais mes week-ends à nettoyer le local qu’il partageait avec deux autres artisans. Quand il avait des soucis de trésorerie, je piochais dans mes économies pour payer les fournisseurs ou avancer les salaires. « C’est temporaire », me disait-il en m’embrassant sur le front. Mais les mois sont devenus des années. Mon mari, Bernard, n’a jamais compris pourquoi je m’investissais autant :
— Tu te rends compte que tu fais tout pour lui ? Il ne grandira jamais si tu continues comme ça.
— C’est mon fils, Bernard. Il a besoin de moi.
Mais Bernard est parti il y a trois ans. Il en avait assez de vivre dans l’ombre de notre fils et de ses problèmes. Je me suis retrouvée seule avec Paul et son entreprise qui dévorait tout : mon temps, mon argent, ma santé.
Les tensions ont commencé quand Paul a embauché Camille, une jeune diplômée en gestion. Elle avait des idées neuves, voulait « professionnaliser » la boîte. Très vite, elle a pris ma place dans les réunions, puis dans la gestion des comptes. Paul s’est mis à me parler comme à une employée incompétente.
— Maman, tu ne comprends rien aux logiciels modernes !
— Mais Paul… je fais de mon mieux…
— Justement ! Ce n’est plus suffisant.
J’ai encaissé sans rien dire. J’avais peur qu’il s’effondre si je partais. Peur qu’il m’en veuille. Peur d’être inutile.
Un soir d’hiver, alors que je classais des factures dans le salon, Paul est arrivé furieux :
— Tu as fait une erreur sur la TVA ! Camille a dû tout reprendre !
— Je suis désolée… Je suis fatiguée ces temps-ci…
— Tu ne comprends pas que tu mets l’entreprise en danger ?
Il a claqué la porte. J’ai pleuré toute la nuit.
Quelques semaines plus tard, il m’a convoquée dans son bureau — le même où nous avions fêté son premier contrat autour d’un gâteau au chocolat.
— Maman… Il faut qu’on arrête là. Tu n’es plus à la hauteur. Camille va reprendre toute la gestion.
J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Je n’étais plus utile à mon propre fils.
Je suis rentrée chez moi avec un carton rempli de dossiers et quelques stylos publicitaires à son nom. Depuis ce jour-là, il ne m’a plus appelée. Même pour Noël.
Je passe mes journées à relire nos anciens échanges de mails, à regarder les photos de ses chantiers sur Facebook. Parfois je croise Camille au marché ; elle baisse les yeux et accélère le pas.
Ma sœur Sylvie me dit que j’ai trop donné :
— Tu t’es oubliée pour lui ! Tu aurais dû poser des limites !
— Mais comment fait-on pour poser des limites à son enfant ?
Je ne sais pas où j’ai échoué. Est-ce ma faute s’il ne sait pas reconnaître ce que j’ai fait pour lui ? Ou bien est-ce la société qui pousse les enfants à vouloir tout réussir seuls, quitte à piétiner ceux qui les aiment ?
Aujourd’hui encore, je regarde ce mug brisé et je me demande : jusqu’où doit-on aller par amour pour ses enfants ? À quel moment faut-il dire stop ? Et vous… avez-vous déjà eu l’impression d’être trop présent dans la vie de vos proches ?