« Maman, s’il te plaît, aide-moi ! » – Seule avec trois enfants dans la réalité française

« Maman, tu pourrais venir chercher Lucie à l’école aujourd’hui ? J’ai encore une garde de nuit… »

Le silence au bout du fil est plus lourd que n’importe quel reproche. Je serre le combiné, la gorge nouée. Ma mère soupire enfin : « Claire, tu sais bien que je ne peux pas. J’ai mes habitudes, et puis… ce n’est pas à moi de m’occuper de tes enfants. »

Je raccroche sans répondre. Les larmes me montent aux yeux, mais je n’ai pas le temps de craquer. Il est 17h30, je dois préparer le dîner, aider Paul à finir ses devoirs de maths, calmer les disputes entre Lucie et Émilien, et surtout, ne pas montrer à mes enfants que je suis au bord du gouffre.

Depuis la mort de François il y a deux ans, tout s’est effondré. Il était mon roc, celui qui savait me faire rire même quand la vie nous malmenait. Un accident de voiture stupide, un chauffard ivre sur une départementale un soir de pluie. Depuis, je survis plus que je ne vis.

La maison est devenue trop grande, trop vide. Les rires des enfants résonnent dans le couloir, mais le soir venu, quand ils dorment enfin, le silence me dévore. Je travaille comme infirmière à l’hôpital de Chalon-sur-Saône. Les horaires sont impossibles à concilier avec la vie de famille, mais je n’ai pas le choix. Les factures s’accumulent, la pension de réversion ne suffit pas.

Ma mère habite à dix kilomètres. Elle pourrait venir, parfois, juste pour m’aider à souffler un peu. Mais elle refuse. Elle dit qu’elle a déjà élevé ses enfants, qu’elle veut profiter de sa retraite. Parfois j’ai l’impression qu’elle me punit pour quelque chose que je n’ai pas fait.

Un soir, alors que je plie le linge dans le salon, Lucie s’approche timidement :
— Maman, pourquoi mamie ne vient jamais ?
Je m’accroupis pour être à sa hauteur et caresse ses cheveux blonds.
— Mamie est fatiguée, ma chérie. Mais elle pense à nous.
Je mens. Je mens parce que je n’ai pas la force d’expliquer l’indifférence des adultes à une enfant de six ans.

Paul, mon aîné de douze ans, commence à changer. Il devient renfermé, il traîne sur son téléphone des heures entières. Un soir, je le surprends en train de pleurer dans sa chambre.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon cœur ?
Il détourne les yeux :
— Rien… C’est juste que papa me manque.
Je m’assieds près de lui et le serre contre moi. Je voudrais lui dire que moi aussi, j’ai mal, que moi aussi je me sens seule et perdue. Mais je dois être forte. Pour eux.

À l’hôpital, mes collègues voient bien que je tire sur la corde. Un jour, Sophie me prend à part dans le vestiaire :
— Claire, tu ne peux pas continuer comme ça. Tu vas craquer.
Je hausse les épaules :
— Je n’ai pas le choix. Qui va s’occuper des enfants si je tombe ?
Elle me prend la main :
— Tu devrais demander de l’aide à ta mère…
Je ris jaune :
— Ma mère ? Elle préfère regarder ses feuilletons que garder ses petits-enfants.

Les week-ends sont les pires. Les autres familles se retrouvent au parc ou chez les uns et les autres. Moi, je fais semblant d’être occupée pour ne pas avoir à expliquer pourquoi personne ne vient jamais chez nous.

Un samedi matin, alors que je fais les courses au supermarché du coin avec les trois enfants qui se chamaillent dans les rayons, je croise Madame Dubois, la voisine de ma mère.
— Claire ! Ça fait longtemps ! Comment vont les petits ?
Je souris poliment :
— Ils grandissent trop vite…
Elle baisse la voix :
— Tu sais… ta mère parle souvent de vous. Elle dit qu’elle ne sait pas comment t’aider.
Je sens la colère monter :
— Elle pourrait commencer par essayer.
Madame Dubois pose une main sur mon bras :
— Elle a peur de mal faire… Elle n’a jamais été très démonstrative.
Je hoche la tête sans répondre. J’ai envie de hurler que ce n’est pas une excuse.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur la ville endormie et que je regarde mes enfants dormir serrés les uns contre les autres pour se réchauffer, je me demande combien de temps encore je pourrai tenir ce rythme. Je rêve parfois de tout quitter, de partir loin avec eux pour recommencer ailleurs. Mais où irais-je ? Qui voudrait d’une femme brisée avec trois enfants ?

La solitude est un poison lent. Elle s’insinue partout : dans les gestes du quotidien, dans les silences du soir, dans les regards fuyants des voisins qui ne savent pas quoi dire à une veuve trop jeune.

Un dimanche après-midi, alors que j’essaie tant bien que mal d’aider Émilien à faire un château en Lego pendant que Lucie pleure parce qu’elle a perdu sa poupée préférée et que Paul claque la porte de sa chambre après une dispute pour un rien, je m’effondre sur le canapé et je pleure enfin toutes les larmes que j’avais retenues depuis des mois.

Lucie s’approche doucement et pose sa petite main sur ma joue :
— Ça va aller, maman ?
Je la serre contre moi et je me promets de tenir bon encore un peu. Pour eux.

Mais parfois je me demande : jusqu’où peut-on aller quand on est seule contre tous ? Est-ce qu’on a le droit d’être fatiguée quand on est maman ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?