Ma retraite m’a tout pris : l’histoire d’une mère seule à sa table
« Julien, tu restes dîner ce soir ? » Ma voix résonne dans la cuisine, mais il ne lève même pas les yeux de son téléphone. Claire, sa femme, passe derrière moi sans un mot, attrapant une bouteille d’eau dans le frigo. Je me tiens là, une cuillère à la main, le tablier encore noué à la taille, et je sens déjà la brûlure familière monter dans ma gorge. Depuis que j’ai pris ma retraite il y a six mois, j’ai cru que j’allais enfin retrouver ma famille. J’ai rêvé de grandes tablées, de rires partagés, de confidences autour d’un gratin dauphinois ou d’un pot-au-feu mijoté toute la journée. Mais la réalité est bien différente.
Julien et Claire vivent avec moi depuis deux ans, le temps de « se retourner », disaient-ils. Au début, j’étais heureuse de les accueillir. Je me disais qu’on allait se rapprocher, qu’ils auraient besoin de moi. Mais aujourd’hui, je me demande si je ne suis pas devenue un meuble de plus dans cette maison. Ils rentrent tard, mangent sur le pouce, filent dans leur chambre sans un regard pour moi. Parfois, j’entends leurs éclats de rire derrière la porte fermée et je me demande ce qu’ils se racontent, ce qui les amuse tant sans moi.
Ce soir-là, j’ai préparé leur plat préféré : blanquette de veau et tarte aux pommes. J’ai mis la table avec soin, sorti la belle vaisselle héritée de ma mère. À 20h30, la porte claque : « On a mangé dehors avec des amis, ne nous attends pas ! » crie Julien depuis l’entrée. Je reste figée devant la table dressée pour trois. Les bougies vacillent dans le silence. Je m’assois seule et je mange du bout des lèvres.
Le lendemain matin, Claire traverse la cuisine en vitesse. « Tu peux éviter de laisser traîner tes affaires sur le plan de travail ? On n’a plus de place… » Je ravale ma réponse. Avant, c’était MA cuisine. Maintenant, j’ai l’impression d’être une invitée chez moi.
Je me souviens du temps où Julien était petit. Il courait vers moi en criant « Maman ! », me montrait ses dessins, voulait que je goûte ses gâteaux ratés. Aujourd’hui, il ne me parle que pour demander où sont ses chemises propres ou s’il reste du café.
Un dimanche matin, je tente une dernière fois : « Ça vous dirait une balade au parc cet après-midi ? Il fait beau… » Julien hausse les épaules : « On a prévu autre chose avec des amis. Désolé Maman. » Claire ne relève même pas les yeux de son ordinateur portable.
Je me sens invisible. Inutile. Je passe mes journées à cuisiner des plats qui finissent au frigo ou à la poubelle. J’écoute les infos à la radio pour avoir l’impression que quelqu’un me parle. Parfois, je m’assois sur le banc du jardin et je regarde les voisins passer avec leurs enfants et petits-enfants. J’envie leur complicité, leurs éclats de rire.
Un soir, alors que je débarrasse encore une table vide, j’entends Julien et Claire se disputer dans leur chambre. Les mots fusent : « Ta mère est partout ! On n’a jamais d’intimité ! » Mon cœur se serre. Je croyais être discrète, mais je dérange…
Le lendemain matin, j’ose demander : « Vous voulez que je parte ? Que je vous laisse tranquilles ? » Julien soupire : « Mais non Maman… Ce n’est pas ça… C’est juste… On a besoin d’espace aussi. » Claire ne dit rien.
Je décide alors de m’effacer encore plus : je sors marcher des heures durant, je m’inscris à un atelier de peinture à la MJC du quartier. Là-bas au moins, on me regarde dans les yeux quand on me parle.
Mais chaque soir en rentrant, c’est le même vide qui m’attend. La maison est silencieuse ou remplie d’étrangers venus voir Julien et Claire. Je deviens transparente.
Un jour, ma sœur Françoise m’appelle : « Viens passer quelques jours à Lyon avec moi ! Tu as besoin de changer d’air… » J’hésite puis j’accepte. Là-bas, je retrouve un peu de joie : on cuisine ensemble, on parle des heures autour d’un café. Je ris à nouveau.
Quand je rentre à Paris, rien n’a changé ici. Julien et Claire sont partis en week-end sans prévenir. Sur la table, un mot griffonné : « On rentre dimanche soir. Ne t’inquiète pas pour nous. » Je m’assois seule devant mon assiette froide.
Je repense à tout ce que j’ai sacrifié pour eux : mes soirées, mes rêves de voyages, mes envies de liberté. Pour quoi ? Pour être seule à ma table ?
Parfois je me demande : est-ce ça vieillir en France aujourd’hui ? Donner tout son amour et finir par déranger ceux qu’on aime le plus ? Est-ce que d’autres mères vivent la même solitude ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?