Ma petite-fille m’a inscrite sur une appli de rencontres… et ma vie a basculé
— Babcia, tu ne vas pas me dire que tu n’es pas curieuse ! s’exclama Camille, mon unique petite-fille, en riant à gorge déployée. Je venais de recracher une gorgée de thé sur la nappe en voyant mon visage ridé s’afficher sur l’écran de son téléphone. « Emilia, 67 ans. Passionnée de romans policiers, de balades en forêt et de tarte aux pommes à la cannelle. Cherche compagnon de discussions et de vie. »
Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai voulu protester, mais le regard pétillant de Camille m’a désarmée. Depuis la mort de mon mari, il y a huit ans, je m’étais enfermée dans une routine rassurante : jardinage, tricot, bénévolat à la bibliothèque municipale de Tours. Les dimanches en famille étaient devenus rares ; mes deux fils, Marc et Julien, avaient leur vie à Paris. Camille était la seule à venir me voir régulièrement.
— Allez, Mamie, juste pour rire ! On regarde les profils ensemble ?
J’ai cédé. On a fait défiler les photos : des hommes seuls, des sourires timides, des descriptions maladroites. Je me moquais gentiment, mais au fond, une petite voix murmurait : « Et si… ? »
Le lendemain matin, un message m’attendait. « Bonjour Emilia, je m’appelle Gérard. J’ai 70 ans, veuf depuis cinq ans. J’aime la randonnée et la poésie. Peut-être pourrions-nous échanger quelques mots ? »
J’ai hésité toute la journée avant de répondre. Camille m’encourageait par SMS : « Vas-y Mamie ! » Alors j’ai écrit : « Bonjour Gérard, avec plaisir. »
Nous avons discuté pendant des semaines. Il me racontait ses promenades au bord de la Loire, ses souvenirs d’instituteur à la retraite, ses petits-enfants qui vivaient loin. J’attendais ses messages avec impatience, comme une adolescente.
Un samedi d’avril, il m’a proposé un café à la terrasse du Vieux Tours. J’ai mis ma plus belle robe bleue et mon chapeau à fleurs — celui que Camille détestait mais que j’adorais. En arrivant, j’ai failli rebrousser chemin en voyant mon reflet dans la vitrine : trop vieille, trop ridée… Mais Gérard était déjà là, un bouquet de jonquilles à la main.
— Vous êtes encore plus jolie que sur la photo, a-t-il murmuré en rougissant.
Nous avons parlé pendant des heures. Il avait ce regard doux qui me rappelait celui de mon mari, mais sans la tristesse du passé. Il riait fort, racontait des anecdotes sur ses élèves et citait Prévert sans se prendre au sérieux.
Les semaines suivantes, nous nous sommes revus souvent : balades au parc Mirabeau, cinéma d’art et d’essai, marchés du samedi matin. Je me sentais revivre. Mais tout a basculé le jour où Marc est venu me rendre visite à l’improviste.
— Maman, c’est qui ce monsieur avec toi sur le marché ?
J’ai senti mes joues s’enflammer.
— Un ami…
— Tu te rends compte de ton âge ? Tu crois pas que c’est ridicule ?
Ses mots m’ont transpercée comme une lame froide. J’ai voulu lui expliquer que je n’étais pas morte, que j’avais encore le droit d’être heureuse… Mais il est parti furieux.
Julien a appelé le soir même :
— Maman, tu fais n’importe quoi. Et si ce type te voulait du mal ? Tu penses à nous ?
J’ai pleuré toute la nuit. Gérard m’a appelée le lendemain :
— Emilia, ne laisse pas les autres décider pour toi. On n’a qu’une vie.
Mais comment choisir entre mes enfants et ce bonheur inattendu ? La solitude me pesait depuis si longtemps… Pourtant, je culpabilisais : avais-je le droit d’être heureuse alors que mes fils me jugeaient ?
Camille est venue me voir avec un gâteau aux pommes.
— Mamie, tu sais quoi ? Ils sont juste jaloux parce qu’ils n’ont pas ton courage. Moi je suis fière de toi.
Ses mots m’ont redonné confiance. J’ai invité Gérard à dîner chez moi. Nous avons ri comme deux adolescents en cachette. Mais la tension restait palpable : Marc ne répondait plus à mes appels ; Julien m’envoyait des messages froids.
Un dimanche matin, alors que je préparais un gratin dauphinois pour Gérard et moi, Marc a débarqué sans prévenir.
— Je veux le rencontrer.
Le repas fut tendu. Gérard a parlé calmement de sa vie, de ses enfants éloignés, de sa passion pour les livres anciens. Marc restait fermé, les bras croisés.
Après le dessert, il s’est levé brusquement :
— Si tu veux gâcher ta fin de vie avec un inconnu rencontré sur Internet… Fais comme tu veux.
La porte a claqué si fort que les verres ont tremblé sur la table.
Je suis restée là, les mains tremblantes autour de ma tasse de café refroidi. Gérard m’a serrée contre lui.
— Emilia… Tu as le droit d’être aimée.
Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai fait le bon choix. Mes fils ne viennent plus me voir ; seuls les messages de Camille réchauffent mes journées grises. Mais chaque matin où Gérard m’apporte des croissants et un sourire tendre, je sens que je revis un peu plus.
Est-ce égoïste de vouloir être heureuse à mon âge ? Pourquoi le bonheur des parents dérange-t-il tant leurs enfants ? Qu’en pensez-vous ?