Je me sens une étrangère chez moi : le récit d’une grand-mère et de sa petite-fille
« Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer ! » La voix de Sophie résonne dans le couloir, sèche, tranchante. Je reste figée, la main encore sur la poignée de la porte de la salle de bains. Mon cœur bat plus vite. Je voulais juste lui demander si elle avait besoin de serviettes propres. Depuis qu’elle vit ici, chaque geste banal devient un terrain miné.
Je m’appelle Madeleine, j’ai soixante-dix-sept ans, et j’habite depuis toujours dans ce petit appartement du centre de Lyon. Quand Sophie, ma petite-fille, m’a demandé si elle pouvait venir vivre chez moi pour ses études à l’université, j’ai dit oui sans hésiter. J’avais imaginé des soirées à discuter, des repas partagés, la chaleur d’une présence jeune dans cette maison devenue trop silencieuse depuis la mort de mon mari, Henri. Mais la réalité est tout autre.
Dès les premiers jours, j’ai senti que quelque chose clochait. Sophie a apporté avec elle un monde que je ne comprends pas : des écouteurs vissés aux oreilles, des plats réchauffés au micro-ondes à minuit, des amis qui débarquent sans prévenir et qui rient fort dans le salon alors que je tente de regarder mon feuilleton préféré. Je me surprends à marcher sur la pointe des pieds chez moi, à hésiter avant d’ouvrir la bouche.
Un soir, alors que je prépare un gratin dauphinois – le plat préféré de Sophie quand elle était petite – elle rentre en trombe, pose son sac sur la table et soupire : « Tu sais Mamie, je n’ai pas trop le temps ce soir… J’ai un exposé à finir. » Je ravale ma déception et mange seule devant la télévision. Les souvenirs de nos après-midis à faire des gâteaux ensemble me reviennent en pleine figure.
La tension monte peu à peu. Un matin, je découvre que mon vase préféré – celui offert par Henri pour nos trente ans de mariage – est cassé. Sophie marmonne un « désolée » sans lever les yeux de son téléphone. Je sens une colère sourde monter en moi, mais je n’ose rien dire. Ai-je perdu le droit d’être chez moi ?
Les disputes éclatent pour des broutilles : la vaisselle non faite, la salle de bains occupée trop longtemps, la musique trop forte. Un soir, après une énième altercation, Sophie claque la porte de sa chambre. Je m’effondre sur le canapé et pleure en silence. Je me sens invisible.
Un dimanche matin, j’ose enfin aborder le sujet :
— Sophie, tu crois qu’on pourrait parler un peu ?
Elle lève les yeux au ciel mais s’assoit en face de moi.
— Tu sais, ce n’est pas facile pour moi non plus… J’ai besoin d’espace, Mamie. Je ne suis plus une enfant.
— Mais moi aussi j’ai besoin d’exister ici ! C’est ma maison…
Le silence s’installe. Je vois dans ses yeux une lueur de tristesse. Peut-être qu’elle aussi se sent perdue.
Les semaines passent et la distance entre nous grandit. Je commence à sortir plus souvent : au marché avec mon amie Lucienne, à la bibliothèque municipale où je feuillette des romans sans vraiment lire. J’évite d’être à la maison quand Sophie est là. Parfois, je me demande si je ne devrais pas partir moi-même.
Un soir d’hiver, alors que je rentre plus tôt que prévu, je trouve Sophie assise dans le noir, les épaules secouées par les sanglots. Je m’approche doucement.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle hésite puis murmure :
— J’ai l’impression de tout rater… Les études, les amis… Et toi, je te rends malheureuse.
Je prends sa main dans la mienne. Pour la première fois depuis longtemps, nous pleurons ensemble.
Ce soir-là, nous parlons longtemps. De ses peurs, des miennes. De ce que c’est que de vieillir seule, de ce que c’est que d’avoir vingt ans aujourd’hui. Nous décidons d’établir quelques règles simples : frapper avant d’entrer dans une pièce fermée, partager au moins un repas par semaine, se dire bonjour et bonne nuit.
Ce n’est pas parfait. Il y a encore des accrochages, des maladresses. Mais peu à peu, je retrouve ma place chez moi. Et Sophie aussi semble plus apaisée.
Parfois je me demande : est-ce possible de vraiment cohabiter entre générations sans se blesser ? Peut-on aimer sans se perdre soi-même ? Qu’en pensez-vous ?