J’ai ouvert ma porte à ma sœur… et elle a pris toute ma vie
« Tu pourrais au moins demander avant de toucher à mes affaires ! » Ma voix tremble, mais Hélène ne lève même pas les yeux de la table où elle étale ses papiers. Elle soupire, agacée, comme si c’était moi qui exagérais. « Oh, ça va, Lucie… Ce n’est qu’un pull. Tu sais bien que je n’ai pas encore eu le temps de faire toutes mes lessives. »
Je serre les poings. Ce n’est pas qu’une histoire de pull. C’est mon espace, mon intimité, mon quotidien qui se fissure un peu plus chaque jour depuis qu’Hélène a posé ses valises chez moi, il y a trois mois. Trois mois… Je me revois encore, ce soir-là, ouvrir la porte à ma sœur en larmes, son sac à la main, sa vie en morceaux après sa séparation avec Marc. J’ai cru bien faire. J’ai cru que ce serait temporaire.
Nous avons grandi ensemble à Nantes, partageant tout : la chambre mansardée sous les toits, les secrets d’ados, les rêves de liberté. Même après que la vie nous a séparées – elle à Lyon, moi à Rennes – il suffisait d’un appel pour retrouver notre complicité. Alors quand elle m’a demandé de l’héberger « le temps de se retourner », je n’ai pas hésité une seconde.
Mais aujourd’hui, c’est moi qui me sens étrangère chez moi. Hélène a envahi chaque pièce : ses chaussures traînent dans l’entrée, ses dossiers s’empilent sur la table du salon, ses rendez-vous téléphoniques s’éternisent jusque tard dans la nuit. Elle a même réorganisé la cuisine « pour que ce soit plus pratique ». Et moi ? Je me glisse dans les interstices de ma propre vie, m’excusant presque d’exister.
« Tu pourrais au moins me prévenir quand tu invites tes amis », je lance un soir en découvrant trois inconnus installés devant la télé. Hélène hausse les épaules : « C’est aussi chez moi maintenant, non ? »
Je ravale mes larmes. Je ne reconnais plus ma sœur. Où est passée celle qui me consolait quand j’avais peur du noir ? Celle qui me défendait dans la cour de récré ?
Un soir, alors que je rentre tard du travail – mon boulot d’infirmière à l’hôpital ne me laisse aucun répit – je trouve Hélène assise à la table de la cuisine avec Maman au téléphone. Elle parle fort : « Oui, Lucie est un peu tendue en ce moment… Je fais tout pour l’aider mais elle ne veut rien entendre ! »
Je sens la colère monter. Comment ose-t-elle ? Je claque la porte du frigo un peu trop fort. Hélène me lance un regard noir : « Tu pourrais faire un effort, tu sais. Ce n’est pas facile pour moi non plus ! »
Les jours passent et le malaise grandit. Je dors mal. Je n’ose plus inviter mes amis. Même mon chat semble éviter le salon.
Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Hélène débarque en peignoir : « Tu pourrais acheter du pain frais au lieu de ces biscottes immangeables ? »
Je craque. « Ça suffit ! Tu te rends compte que tu as tout envahi ici ? Que tu ne respectes rien ? »
Elle me regarde comme si j’étais folle. « Mais enfin Lucie, tu dramatises ! Je suis ta sœur ! »
C’est là que je comprends : c’est justement parce qu’elle est ma sœur que tout est si compliqué. Si c’était une colocataire, j’aurais déjà posé des limites claires. Mais là…
Le soir même, j’appelle Papa. Sa voix fatiguée me réconforte un peu : « Tu as le droit de penser à toi aussi, Lucie. »
Mais comment dire à sa propre sœur qu’il est temps de partir ? Comment ne pas culpabiliser ?
Quelques jours plus tard, je trouve le courage d’en parler à Hélène.
— Hélène… Il faut qu’on parle.
— Encore ? Tu vas me faire une scène ?
— Non… Juste… Je crois qu’il est temps que tu cherches un autre endroit où vivre.
Elle blêmit. Un silence lourd s’installe.
— Tu veux me mettre dehors ? Après tout ce que j’ai vécu ?
— Ce n’est pas ça… Mais je n’en peux plus. J’ai besoin de retrouver ma vie.
Elle éclate en sanglots. Je m’approche pour la prendre dans mes bras mais elle me repousse.
— Tu es égoïste !
La porte claque derrière elle.
Je reste seule dans la cuisine silencieuse. Mon cœur bat trop fort. Ai-je fait le bon choix ? Est-ce possible d’aimer quelqu’un et de devoir lui dire stop ?
Depuis ce jour-là, Hélène ne m’a pas rappelée. Parfois je regarde son mug oublié sur l’étagère et je me demande si on pourra un jour recoller les morceaux.
Est-ce que poser des limites à ceux qu’on aime veut dire qu’on les aime moins ? Ou est-ce justement une preuve d’amour envers soi-même… et envers eux ? Qu’en pensez-vous ?