« J’ai invité mon fils et sa femme à déjeuner… Au milieu du repas, ils m’ont annoncé qu’ils divorçaient – et que je devais choisir mon camp »
« Maman, il faut qu’on te dise quelque chose. »
La voix de Julien tremblait à peine, mais je sentais déjà que le sol se dérobait sous mes pieds. Je venais de poser sur la table mon fameux gratin dauphinois, celui qu’il réclamait toujours quand il était petit. Camille, assise en face de moi, triturait nerveusement sa serviette. Le soleil de juin filtrait à travers les rideaux blancs, caressant la nappe immaculée et les pivoines fraîchement coupées. J’avais sorti la belle vaisselle, préparé un dessert aux fraises comme au temps où tout semblait simple. J’avais voulu ce déjeuner parfait, espérant retrouver l’insouciance d’autrefois. Mais je sentais depuis des semaines que quelque chose clochait : Julien était devenu distant, Camille m’appelait moins souvent, leurs regards s’évitaient.
« On a décidé de divorcer », a lâché Camille d’une voix blanche. Le silence est tombé, lourd, épais comme du plomb. J’ai senti mon cœur se serrer, mes mains trembler. J’ai cherché le regard de mon fils, mais il fixait son assiette, incapable de soutenir le mien.
« Ce n’est pas possible… Vous plaisantez ? » ai-je murmuré, la gorge nouée.
Julien a secoué la tête. « On ne plaisante pas, maman. On a essayé… Mais ça ne marche plus. »
Camille a posé sa main sur la mienne. « Je sais que tu m’aimes bien… Mais je comprends si tu veux prendre tes distances. »
J’ai retiré ma main, déchirée entre la colère et la tristesse. Comment en étaient-ils arrivés là ? Je revoyais les Noëls passés ensemble, les vacances à Arcachon, les rires partagés autour de cette même table. J’avais accueilli Camille comme ma propre fille. Elle avait perdu sa mère très jeune ; j’avais voulu être ce repère pour elle. Et maintenant ?
« Mais… Et les enfants ? » ai-je balbutié, pensant à mes deux petits-enfants qui jouaient dans le jardin.
Julien a soupiré. « On va leur expliquer doucement. On veut faire ça bien… »
Le gratin refroidissait dans les assiettes. Personne n’y touchait. Je me suis levée brusquement pour aller chercher de l’eau à la cuisine, espérant retenir mes larmes. J’entendais leurs voix étouffées derrière moi.
« Tu crois qu’elle va comprendre ? »
« Je ne sais pas… Elle a toujours été là pour nous deux… »
Je me suis appuyée contre le plan de travail, tentant de reprendre mon souffle. Comment une mère pouvait-elle choisir entre son fils et celle qu’elle considérait comme sa fille ? Je savais que si je soutenais Julien, Camille disparaîtrait de ma vie – et avec elle, peut-être mes petits-enfants. Mais si je restais proche de Camille, mon propre fils me le reprocherait-il ?
Je suis revenue dans la salle à manger, le visage fermé. « Vous attendez quoi de moi ? Que je choisisse un camp ? »
Julien a baissé les yeux. « Non… Mais on voulait que tu saches. Et… on sait que ça va être compliqué pour toi aussi. »
Camille avait les larmes aux yeux. « Je ne veux pas te perdre non plus… Tu es la seule famille qui me reste vraiment. »
Le reste du repas s’est déroulé dans un silence glacial. Les enfants sont revenus du jardin en riant, inconscients du drame qui se jouait sous leurs yeux. J’ai fait semblant de sourire, de plaisanter avec eux, mais à l’intérieur j’étais brisée.
Après leur départ, j’ai erré dans la maison vide, ramassant les assiettes à moitié pleines, respirant le parfum fané des pivoines. J’ai repensé à toutes ces années où j’avais cru que l’amour suffisait à tout réparer. Où avais-je échoué ? Aurais-je pu voir venir cette rupture ?
Le lendemain matin, Camille m’a appelée en pleurs : « Je ne sais pas où aller… Est-ce que je peux passer te voir ? »
Quelques heures plus tard, Julien m’a envoyé un message : « Maman, j’ai besoin de parler… »
Je me suis retrouvée au centre d’un champ de ruines familiales, sommée de choisir un camp alors que tout ce que je voulais c’était garder ma famille unie. Les amis m’ont dit : « Soutiens ton fils, c’est normal ! » Mais comment tourner le dos à Camille ? Comment expliquer à mes petits-enfants que leur famille n’existe plus ?
Aujourd’hui encore, je n’ai pas choisi. Je jongle entre les anniversaires séparés, les vacances partagées en deux, les secrets murmurés au téléphone pour ne pas blesser l’un ou l’autre. Je fais semblant d’être forte mais chaque dimanche soir, quand la maison retombe dans le silence après leur départ, je m’effondre.
Est-ce vraiment cela être mère ? Être condamnée à souffrir en silence pour ne pas perdre ceux qu’on aime ? Et vous… auriez-vous pu choisir ?