J’ai déménagé ma mère à Paris pour qu’elle garde mes enfants… mais elle avait d’autres rêves
« Tu sais, Camille, je ne pourrai pas garder les enfants mercredi après-midi. J’ai mon cours de yoga. »
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, claire, posée, presque détachée. Je serre la tasse de café entre mes mains, les jointures blanchies par la tension. Je la regarde, incrédule. Elle est là, assise à ma table, dans notre appartement du 15ème arrondissement, un foulard coloré noué autour du cou, l’air plus jeune que jamais.
« Mais… Maman, tu es venue à Paris pour nous aider ! Tu sais très bien que j’ai une réunion importante mercredi… »
Elle me sourit doucement, mais je sens dans ses yeux une détermination nouvelle. « Oui, je suis venue pour vous. Mais je suis aussi venue pour moi. »
Je me tais, désemparée. Tout avait commencé il y a trois mois, quand Paul et moi avions proposé à Maman de quitter son village de la Drôme pour venir s’installer chez nous. Avec deux enfants en bas âge et nos boulots prenants, on n’en pouvait plus des baby-sitters qui annulaient au dernier moment et des crèches saturées. Maman avait toujours été la grand-mère dévouée lors des vacances : gâteaux au chocolat, promenades au parc, histoires du soir… Je croyais naïvement qu’elle accepterait sans hésiter ce nouveau rôle à plein temps.
Mais Paris n’est pas la Drôme. Ici, tout va vite. Les enfants crient plus fort, les voisins se plaignent du bruit, et la vie semble ne jamais s’arrêter. Au début, Maman semblait perdue dans cette agitation. Elle passait des heures à regarder par la fenêtre, le regard perdu sur les toits gris.
Puis, petit à petit, elle a changé. Elle a commencé à sortir seule le matin, à revenir avec des sacs remplis de légumes bio du marché de Grenelle ou des livres empruntés à la médiathèque. Un jour, elle m’a annoncé qu’elle s’était inscrite à un atelier d’écriture dans le quartier.
« Tu ne trouves pas ça formidable ? J’ai toujours rêvé d’écrire… »
J’ai souri, un peu crispée. Je n’avais pas prévu ça. Dans mon esprit, Maman devait être disponible pour les enfants, pour moi. Je ne voulais pas l’admettre, mais je comptais sur elle comme sur une nounou gratuite et fiable.
Les semaines ont passé et les conflits se sont multipliés. Un mercredi sur deux, elle disparaissait pour son fameux cours de yoga. Le samedi matin, elle partait marcher avec un groupe de retraités dynamiques du quartier. Parfois même, elle sortait le soir pour aller au théâtre avec des amies rencontrées lors de ses activités.
Un soir, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé Paul en train de donner le bain aux enfants. Il avait l’air épuisé.
« Ta mère est sortie encore ? » ai-je demandé d’un ton sec.
Il a haussé les épaules : « Elle a bien le droit d’avoir une vie… »
J’ai explosé : « Mais c’est pour ça qu’on l’a fait venir ! Pour qu’elle nous aide ! »
Paul m’a regardée longuement avant de répondre : « Tu ne crois pas qu’elle a donné toute sa vie pour toi ? Peut-être qu’elle a envie de penser un peu à elle maintenant… »
Ses mots m’ont giflée plus fort que je ne l’aurais cru. Toute la nuit, j’ai ressassé cette phrase. Avais-je été égoïste ?
Le lendemain matin, j’ai surpris Maman en train d’écrire dans son carnet au salon. Je me suis assise en face d’elle.
« Maman… Je suis désolée si je t’ai mise sous pression. C’est juste que… j’ai tellement besoin d’aide. »
Elle a posé son stylo et m’a pris la main.
« Je comprends, Camille. Mais tu dois comprendre aussi que j’ai envie d’exister autrement qu’en tant que grand-mère ou mère. Ici, à Paris, je découvre des choses que je n’aurais jamais osé faire avant. Je veux profiter de cette liberté tant que je le peux encore… »
Ses yeux brillaient d’une émotion que je n’avais jamais vue chez elle : un mélange de fierté et de tristesse.
« Mais tu restes ma mère… J’ai peur de te perdre », ai-je murmuré.
Elle a souri tendrement : « Tu ne me perdras jamais. Mais il faut que tu apprennes à me voir autrement. »
Depuis ce jour-là, j’essaie de lâcher prise. J’organise mieux mon emploi du temps avec Paul ; on partage les tâches différemment. Les enfants voient leur grand-mère moins souvent qu’avant mais quand ils sont ensemble, elle est vraiment présente : elle rit avec eux, leur raconte ses histoires de jeunesse ou leur apprend à faire du yoga sur le tapis du salon.
Parfois je me demande : pourquoi ai-je cru que ma mère n’avait plus le droit d’avoir ses propres rêves ? Est-ce qu’on attend trop des femmes de notre famille ? Et vous, comment avez-vous vécu ce moment où vos parents ont décidé de vivre pour eux-mêmes ?