J’ai cru qu’on m’abandonnait : le jour où ma belle-fille m’a emmenée loin de chez moi

— Lucienne, dépêche-toi, on va être en retard !

La voix de Claire résonne dans le couloir. Je serre ma valise contre moi, mes mains tremblent. Je n’ai pas dormi de la nuit. Depuis des semaines, je sens que quelque chose ne va pas. Mon fils, Antoine, évite mon regard. Claire parle à voix basse au téléphone, s’arrête quand j’entre dans la pièce. Et ce matin, elle m’a dit :

— Prépare tes affaires, on part.

J’ai obéi, comme toujours. Mais à chaque vêtement plié, chaque photo glissée dans la poche de mon manteau, une angoisse sourde me rongeait. Je me suis assise sur le lit, le cœur battant trop fort. Je me suis revue, il y a cinquante ans, quittant la maison de mes parents pour épouser Antoine. Aujourd’hui, c’est moi qu’on arrache à mon foyer.

Dans la voiture, Claire ne dit rien. Elle conduit vite, les yeux fixés sur la route. Je regarde les arbres défiler, les villages que je connais par cœur. Je voudrais lui demander où on va, mais ma gorge est nouée. J’entends encore la voix de ma voisine, Madame Dupuis :

— Faites attention, Lucienne. On croit qu’on a encore sa place chez les siens… et puis un jour, on vous met dans un endroit où tout sent la javel.

Je serre plus fort ma valise. Mes larmes coulent sans bruit.

— Tu pleures ? demande Claire soudain.

Je détourne la tête vers la fenêtre. Elle soupire.

— Ce n’est pas ce que tu crois…

Mais je n’écoute plus. Je pense à mon jardin, à mes rosiers que personne n’arrose comme moi. À la photo d’Antoine jeune sur la cheminée. À mes petits-enfants qui ne viendront plus me voir si je suis loin.

La voiture s’arrête devant un grand portail gris. Mon cœur s’arrête aussi. Une résidence pour personnes âgées. Des silhouettes en fauteuil roulant derrière les vitres. Je sens mes jambes flancher.

— Non… non… je t’en supplie Claire…

Je m’effondre sur le siège. Claire pose sa main sur mon épaule.

— Lucienne, écoute-moi…

Mais je n’entends que le sang qui bat à mes tempes. Je pense à toutes ces histoires qu’on raconte : les vieux qu’on oublie, les chambres impersonnelles, les repas sans goût. J’ai peur d’être seule, peur d’être inutile.

— Tu crois vraiment qu’on t’abandonne ?

Sa voix tremble un peu. Je la regarde enfin. Elle a les yeux rouges.

— Je voulais juste te montrer l’endroit où travaille ta petite-fille, Camille. Elle organise une fête aujourd’hui pour les résidents et elle voulait que tu viennes voir son travail…

Je reste figée. Les mots mettent du temps à traverser le brouillard de ma peur.

— On ne t’a jamais parlé de maison de retraite… souffle Claire. Mais tu as changé ces derniers temps, tu oublies des choses… On s’inquiète pour toi.

Un silence lourd tombe entre nous. Je me sens honteuse et soulagée à la fois. Mais la peur ne part pas tout à fait.

Dans la salle commune, Camille m’accueille en riant et me serre dans ses bras.

— Mamie ! Regarde comme c’est joli !

Des ballons colorés pendent au plafond, des tables sont dressées avec soin. Les résidents sourient, certains dansent même avec les soignants. Je sens mon cœur se détendre un peu.

Mais au fond de moi, une question me ronge : combien de temps avant qu’on ne décide vraiment de me laisser ici ?

Le soir venu, Claire me ramène à la maison. Sur le chemin du retour, elle me prend la main.

— On t’aime, tu sais ? Mais il faut qu’on parle…

Elle hésite.

— Tu oublies souvent d’éteindre le gaz… Tu t’es perdue l’autre jour en allant chez la boulangerie… On veut juste t’aider.

Je détourne les yeux. J’ai honte d’être devenue un poids pour eux. Mais je comprends aussi leur inquiétude.

À la maison, je retrouve mes repères : l’odeur du café froid sur la table, le tic-tac de l’horloge du salon. Mais rien n’est plus pareil.

Le lendemain matin, Antoine vient me voir.

— Maman… On voudrait installer une aide à domicile quelques heures par jour. Pour t’accompagner un peu…

Je sens la colère monter.

— Vous croyez que je suis déjà bonne à jeter ?

Antoine baisse les yeux.

— Non… Mais on a peur pour toi.

Je comprends leur inquiétude mais j’ai du mal à accepter cette nouvelle réalité : celle où je ne suis plus celle qui protège mais celle qu’il faut protéger.

Les jours passent et je vois bien que tout le monde marche sur des œufs autour de moi. Camille vient plus souvent ; elle m’aide à faire les courses et me raconte ses histoires d’étudiante en soins infirmiers. Parfois je ris avec elle comme avant ; parfois je pleure en cachette dans ma chambre.

Un soir, alors que je regarde par la fenêtre les lumières du village s’allumer une à une, je me demande : est-ce que vieillir veut forcément dire perdre sa place dans sa propre famille ? Est-ce qu’on peut encore être utile quand on devient fragile ?

Et vous… avez-vous déjà eu peur d’être un fardeau pour ceux que vous aimez ?