« J’ai chanté pour survivre, mais aujourd’hui ma petite-fille ignore tout de ma voix »
« Mamie, tu peux me passer le sel ? »
La voix de Camille me ramène brutalement à la réalité. Je sursaute presque, la main tremblante, alors que je tends le petit pot en porcelaine. Elle ne lève même pas les yeux de son téléphone. Je la regarde, assise là, à la table de la cuisine, et je me demande : sait-elle seulement qui je suis vraiment ?
Je m’appelle Monique. J’ai soixante-dix ans et j’ai grandi dans une barre HLM à Créteil, dans les années 60. À l’époque, la vie était grise, les murs étaient sales, et les rêves semblaient réservés à ceux qui habitaient de l’autre côté du périph’. Mais moi, j’avais un secret : je chantais. Pas devant tout le monde, non. Je montais sur une chaise dans le couloir, face au miroir fendu, une brosse à cheveux en guise de micro. Je fermais les yeux et j’étais Édith Piaf, Dalida, France Gall…
Un soir, alors que je chantais « La vie en rose » à tue-tête, ma mère a surgi dans le couloir. « Monique ! Arrête ton cirque ! Tu vas réveiller ton père ! » J’ai baissé la tête, honteuse. Mon père travaillait à l’usine Renault, il rentrait épuisé et n’aimait pas le bruit. Ma mère disait toujours : « Ici, on n’est pas des artistes. On travaille, c’est tout. » Mais moi, je rêvais d’autre chose.
À l’école, il y avait ce professeur de musique, Monsieur Lefèvre. Il avait repéré ma voix lors d’une chorale. Un jour, il m’a prise à part : « Monique, tu devrais passer le concours du conservatoire. Tu as quelque chose de rare. » J’ai couru à la maison, le cœur battant. Mais ma mère a ri : « Le conservatoire ? Et qui va payer ça ? Tu crois qu’on a les moyens ? » Mon père n’a même pas levé les yeux de son journal.
Les années ont passé. J’ai trouvé un petit boulot chez Monoprix pour aider à payer les factures. Mais le soir, dans ma chambre minuscule, je chantais encore. Parfois, j’imaginais que quelqu’un m’entendait et m’emmenait loin d’ici.
Puis il y a eu Jean-Pierre. Il était beau comme un acteur de cinéma et il m’a fait tourner la tête. Il disait aimer ma voix. On s’est mariés vite, trop vite peut-être. Très vite aussi sont arrivés les enfants : Sylvie puis Laurent. Les fins de mois étaient difficiles ; Jean-Pierre a perdu son travail après un accident sur un chantier. J’ai enchaîné les ménages chez des familles bourgeoises de Vincennes. Parfois, en passant l’aspirateur dans leurs salons dorés, j’entendais à la radio une chanson que j’aimais et je fredonnais tout bas.
Un jour, Madame Dubois m’a surprise en train de chanter « L’Hymne à l’amour ». Elle m’a regardée avec un drôle d’air : « Vous avez une jolie voix, Monique. Pourquoi vous faites le ménage ? » J’ai haussé les épaules : « Parce qu’il faut bien vivre… »
Les années ont filé comme un mauvais rêve dont on ne se réveille jamais vraiment. Jean-Pierre est parti avec une autre femme ; Sylvie s’est installée à Lyon et Laurent ne m’appelle presque plus. Il y a cinq ans, j’ai emménagé dans ce petit appartement HLM à Montreuil. C’est là que Camille vient parfois passer le week-end.
Camille a seize ans. Elle vit dans un monde où tout va trop vite : TikTok, Instagram… Elle ne sait rien de mes rêves ni de mes sacrifices. Un soir, alors qu’elle chantonnait dans sa chambre sur une chanson d’Aya Nakamura, je me suis approchée timidement :
— Tu sais que moi aussi j’aimais chanter ?
Elle m’a regardée avec étonnement :
— Sérieux Mamie ? Toi ?
J’ai souri tristement :
— Oui… Quand j’étais jeune…
Elle a haussé les épaules et a remis ses écouteurs.
Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. J’ai repensé à tout ce que j’avais laissé derrière moi : les chansons jamais chantées sur scène, les rêves étouffés par la peur du manque d’argent et du regard des autres. J’ai pensé à toutes ces femmes comme moi qui ont sacrifié leurs passions pour élever leurs enfants dans la dignité.
Le lendemain matin, Camille est venue me voir dans la cuisine :
— Mamie… Tu pourrais me chanter une chanson ?
Mon cœur s’est emballé. J’ai hésité puis j’ai commencé doucement :
« Quand il me prend dans ses bras… Il me parle tout bas… Je vois la vie en rose… »
Camille m’a écoutée sans rien dire. Quand j’ai fini, elle avait les larmes aux yeux.
— Mamie… Pourquoi t’as jamais continué ?
Je n’ai pas su quoi répondre. Peut-être parce que la vie ne nous laisse pas toujours le choix.
Aujourd’hui encore, je me demande : combien sommes-nous à avoir enterré nos rêves pour survivre ? Et si c’était à refaire… aurais-je eu le courage de chanter plus fort ?