Fuir sa propre famille : mon combat entre culpabilité et liberté

« Tu n’es qu’une égoïste, Camille ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cage d’escalier, même si je suis déjà dehors, la main tremblante sur la poignée de ma valise. Il est six heures du matin, Paris s’éveille à peine, et moi, je fuis. Je laisse derrière moi mon frère Paul, malade, fragile, et cette mère qui m’a toujours reproché d’être née.

Je descends les marches deux à deux, le cœur battant à m’en faire mal. Dans la rue, l’air est frais, mais je suffoque. Je relis le dernier message de ma mère : « Si tu pars, ne reviens jamais. Tu nous abandonnes, tu es pire que ton père. » Mon père est parti il y a dix ans. Depuis, j’ai grandi dans l’ombre de sa trahison, dans la lumière crue de la colère maternelle.

Je prends le métro sans savoir où aller. Je n’ai que quelques billets froissés, un sac de vêtements et un carnet où j’ai griffonné mes rêves d’ailleurs. Je m’assois à côté d’une vieille dame qui me regarde avec douceur. Elle me demande : « Ça va, ma petite ? » Je hoche la tête, incapable de parler. Si elle savait…

Depuis des années, je suis la seconde mère de Paul. Je prépare ses médicaments, je l’aide à marcher, je l’écoute pleurer la nuit. Ma mère travaille tard à l’hôpital, rentre épuisée, et déverse sur moi toute sa frustration. « Tu dois être forte, Camille. Tu dois tout faire pour ton frère. » Mais qui s’occupe de moi ? Qui m’écoute ?

À l’école, j’étais l’élève discrète, celle qui ne sort jamais, qui refuse les invitations. Mes amies, Julie et Manon, ne comprenaient pas pourquoi je devais toujours rentrer tôt. « Ta mère est trop stricte ! » disaient-elles. Si seulement elles savaient que ce n’était pas de la sévérité, mais une prison.

Le métro s’arrête à Gare de Lyon. Je descends, sans but. Je m’assois sur un banc, j’ouvre mon téléphone. Déjà dix messages de ma mère : « Reviens tout de suite ! », « Tu es une honte ! », « Paul a besoin de toi ! » Je pleure en silence. Je voudrais répondre, mais je n’ai plus la force. Je voudrais crier que j’ai le droit de vivre, moi aussi.

Je repense à la veille du bac, quand Paul a fait une crise. Ma mère m’a réveillée en pleine nuit : « Si tu ne fais rien, il va mourir ! » J’ai passé la nuit à ses côtés, oubliant mes révisions. Le lendemain, j’ai raté l’examen. Ma mère ne m’a jamais pardonné. « Tu n’es bonne à rien. »

Aujourd’hui, j’ai dix-neuf ans. Je veux juste respirer. Je veux aimer, rire, sortir, tomber amoureuse. Mais la culpabilité me ronge. Suis-je un monstre d’abandonner Paul ? Suis-je condamnée à porter ce fardeau toute ma vie ?

Je trouve refuge chez Julie. Sa mère m’accueille avec un sourire : « Tu restes ici le temps qu’il faut. » Dans cette maison, il y a des rires, des disputes légères, des repas partagés. Je découvre la chaleur d’une famille normale. Mais chaque soir, je m’enferme dans la salle de bains pour pleurer. Je lis les messages de ma mère, de plus en plus violents : « Tu n’es plus ma fille. »

Un soir, Julie me trouve recroquevillée sur le carrelage froid. Elle s’assoit à côté de moi :
— Tu veux en parler ?
Je secoue la tête. Les mots restent coincés dans ma gorge. Elle me prend la main :
— Tu n’es pas responsable de tout ça, tu sais.
Mais si. Je me sens responsable de Paul, de la tristesse de ma mère, de l’éclatement de notre famille. Je me sens coupable d’être partie, coupable de vouloir vivre.

Les semaines passent. Je trouve un petit boulot dans une librairie du quartier Latin. Le patron, Monsieur Lefèvre, me confie les rayons jeunesse. Il me dit souvent : « On sent que tu aimes les livres. » Je souris timidement. Les livres sont mon refuge depuis toujours. Je m’y perds pour oublier la réalité.

Un soir, alors que je range les étagères, mon téléphone vibre. Un message de Paul : « Camille, tu me manques. Maman est triste. Reviens. » Mon cœur se serre. Je voudrais lui expliquer que je ne suis pas partie contre lui, mais pour moi. Que j’ai besoin d’exister en dehors de la maladie, en dehors du chantage affectif.

Je décide d’écrire une lettre à ma mère. Je lui dis tout : la fatigue, la peur, le sentiment d’étouffer. Je lui dis que je l’aime, mais que je ne peux plus vivre pour elle. Je glisse la lettre dans une enveloppe, je la poste sans espoir de réponse.

Quelques jours plus tard, elle m’appelle. Sa voix est rauque, fatiguée :
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ?
Je reste silencieuse. Elle pleure. Pour la première fois, j’entends sa détresse. Peut-être qu’elle aussi est prisonnière. Peut-être qu’on se ressemble plus que je ne veux l’admettre.

Je propose de venir voir Paul un dimanche. Ma mère accepte, à contre-cœur. Quand j’arrive, Paul me saute dans les bras. Il a grandi. Il me chuchote :
— Tu vas rester ?
Je caresse ses cheveux :
— Je ne sais pas, Paul. Mais je t’aime.

Ma mère me regarde, les yeux rouges. Elle ne dit rien. Le silence est lourd, mais il y a une paix fragile. Je comprends que je ne pourrai jamais réparer tout ce qui a été brisé. Mais je peux essayer de me reconstruire, moi.

Ce soir-là, en rentrant chez Julie, je me demande : est-ce qu’on a le droit de choisir sa propre liberté, même si ça fait souffrir ceux qu’on aime ? Est-ce que fuir, c’est forcément abandonner ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?