De l’autre côté du mur : Jusqu’où peut-on supporter l’insupportable ?
« Tu entends encore ? » La voix de Julien tremble dans l’obscurité de notre chambre. Je retiens ma respiration, le cœur battant. De l’autre côté du mur, les cris fusent, les meubles claquent, la télévision hurle. Il est deux heures du matin. Encore une nuit sans sommeil, encore une nuit à se demander comment on a pu en arriver là.
Quand nous avons signé le bail de cet appartement à la Croix-Rousse, j’étais pleine d’enthousiasme. Un deux-pièces lumineux, une vue sur les toits de Lyon, la promesse d’un nouveau départ après des années à galérer dans des studios exigus. Julien avait décroché un CDI, moi je venais de lancer mon activité de graphiste freelance. On se voyait déjà construire notre vie ici, peut-être même fonder une famille. Mais très vite, la réalité s’est imposée, brutale.
Le premier soir, alors qu’on déballait encore les cartons, une voix grave a résonné dans le couloir : « Vous pourriez faire moins de bruit, non ? » C’était Monsieur Lefèvre, notre voisin du dessous, la soixantaine, le visage fermé. Je me suis excusée, gênée, pensant que c’était un simple malentendu. Mais dès le lendemain, il est revenu, furieux cette fois : « Vos pas résonnent comme des marteaux ! »
Julien a tenté de dialoguer, de proposer des horaires pour limiter le bruit, d’acheter des tapis épais. Rien n’y a fait. Chaque geste, chaque rire, chaque déplacement devenait source de reproches. Les mots sont montés, les regards se sont durcis. Un soir, alors que je rentrais des courses, j’ai trouvé la porte de notre appartement taguée : « Parasites ». J’ai éclaté en sanglots.
Julien, d’habitude si calme, a commencé à s’énerver. Les disputes entre nous se sont multipliées. « On ne peut pas continuer comme ça ! » criait-il. « Tu veux qu’on parte ? On vient à peine d’arriver ! » Je me sentais coupable, impuissante, prise au piège entre mon désir de paix et la peur de tout perdre.
Un matin, alors que je travaillais sur une commande urgente, j’ai entendu des coups violents contre le mur. Monsieur Lefèvre hurlait : « Vous n’avez donc aucun respect ?! » J’ai craqué. Je suis sortie sur le palier, la voix tremblante :
— Monsieur Lefèvre, s’il vous plaît, on fait tout pour être discrets…
— Discrets ? Vous vous moquez de moi ! Vous n’avez rien à faire ici, vous et votre mari !
Les autres voisins commençaient à sortir, attirés par le vacarme. Madame Dubois, du troisième, a tenté d’apaiser la situation : « Camille, Julien, vous n’êtes pas responsables de tout… » Mais la tension était palpable. Certains prenaient le parti de Monsieur Lefèvre, d’autres nous soutenaient timidement. L’immeuble s’est divisé, les sourires se sont faits rares dans l’escalier.
Les semaines ont passé, rythmées par les plaintes, les lettres anonymes, les nuits blanches. Mon travail en a souffert. Je n’arrivais plus à me concentrer, j’avais peur de faire le moindre bruit. Julien s’est replié sur lui-même, fuyant la maison dès qu’il le pouvait. Nos projets de bébé ont été mis de côté. Comment accueillir un enfant dans un tel climat ?
Un soir, alors que je préparais le dîner, Julien a posé ses clés sur la table, le regard vide :
— Camille, je n’en peux plus. J’ai l’impression de vivre en prison. On ne rit plus, on ne s’aime plus comme avant. On est en train de se perdre à cause de tout ça.
J’ai senti les larmes monter. Je voulais lui dire que tout allait s’arranger, mais je n’y croyais plus. J’ai pensé à mes parents, à leur maison de campagne où le silence n’est troublé que par le chant des oiseaux. J’ai pensé à fuir, à tout abandonner. Mais est-ce vraiment la solution ?
Quelques jours plus tard, une médiation a été organisée par le syndic. Nous étions tous là, voisins, propriétaires, locataires. Les rancœurs ont éclaté, les non-dits se sont déversés comme un torrent. Monsieur Lefèvre a parlé de sa solitude, de sa peur de voir l’immeuble changer, de son sentiment d’être envahi. J’ai compris, un instant, que sa colère cachait une immense détresse. Mais cela n’excusait pas tout.
À la sortie, Julien m’a serrée dans ses bras. Pour la première fois depuis des mois, j’ai senti une lueur d’espoir. Peut-être qu’en parlant, en écoutant, on pourrait trouver un terrain d’entente. Mais au fond de moi, une question me hante : jusqu’où doit-on supporter l’insupportable au nom de la tolérance ? À quel moment doit-on choisir de se protéger, quitte à tout recommencer ailleurs ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Faut-il partir ou continuer à se battre pour sa place, même quand tout semble perdu ?