Combien vaut le sacrifice d’un parent ? Mon père, chauffeur de bus à Lyon, et le poids de mon indifférence

« Tu aides ton vieux, toi ? »

La question a claqué dans la salle de pause comme un coup de tonnerre. J’ai failli laisser tomber mon café. C’était Paul, toujours direct, qui venait de me lancer ça, sans détour, devant tout le monde. J’ai senti les regards se tourner vers moi, curieux, presque accusateurs. Je n’ai rien répondu. J’ai juste haussé les épaules, comme si ce n’était pas important. Mais à l’intérieur, un malaise s’est installé, lourd, poisseux.

Mon père s’appelle Gérard. Toute sa vie, il a conduit un bus à Lyon. Il partait avant l’aube, rentrait tard, toujours fatigué mais jamais plaintif. Je me souviens de ses mains abîmées, de son dos voûté, des odeurs d’essence et de tabac froid qui flottaient autour de lui. Enfant, je trouvais ça normal. Adulte, je n’y pensais plus du tout.

Je m’appelle Julien. J’ai trente-six ans. Je travaille dans une petite boîte d’informatique à Villeurbanne. Je vis seul dans un deux-pièces impersonnel, entre les écrans et les cartons jamais déballés. Ma vie est réglée comme du papier à musique : métro, boulot, Netflix, dodo. Les week-ends, je vais voir mon père une fois sur deux. On mange des pâtes, on regarde le foot en silence. On ne parle pas beaucoup. On ne parle jamais d’argent.

Ce soir-là, après la question de Paul, je suis rentré chez moi avec une boule au ventre. Je me suis surpris à fouiller dans mes souvenirs : quand avais-je demandé à mon père comment il allait vraiment ? Avais-je déjà pensé à sa retraite ? À ses factures ?

Le lendemain, j’ai appelé mon père.
— Salut Papa… Ça va ?
Il a eu un petit rire fatigué.
— Ça va, ça va… Et toi ?
J’ai hésité.
— Dis… Tu t’en sors avec ta retraite ?
Silence. J’ai entendu le grincement de sa chaise.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
J’ai bafouillé quelque chose sur la hausse des prix, l’inflation…
Il a soupiré.
— T’inquiète pas pour moi. J’ai connu pire.

Mais sa voix tremblait. J’ai senti qu’il mentait. J’ai raccroché en me sentant minable.

Le dimanche suivant, je suis allé chez lui plus tôt que d’habitude. Il était assis à la table de la cuisine, un vieux carnet devant lui. Il a sursauté en me voyant.
— T’es en avance !
J’ai souri maladroitement.
— Je voulais te parler…
Il a refermé son carnet trop vite. J’ai vu des chiffres griffonnés sur la page.
— Tu faisais les comptes ?
Il a haussé les épaules.
— Tu sais bien… Faut faire attention maintenant.

J’ai pris une grande inspiration.
— Papa… Dis-moi franchement : tu t’en sors ?
Il a baissé les yeux. Un silence gênant s’est installé.
— C’est pas facile tous les jours… La retraite, c’est pas grand-chose. Mais je veux pas t’embêter avec ça.

J’ai senti la colère monter — pas contre lui, mais contre moi-même. Toutes ces années où j’avais fermé les yeux…

— Tu m’as élevé tout seul après le départ de maman. Tu t’es tué au boulot pour que je manque de rien… Et moi, je fais comme si tout allait bien ?
Il a esquissé un sourire triste.
— C’est la vie, fiston. On fait ce qu’on peut.

Je me suis levé brusquement.
— Non ! Ce n’est pas normal que tu te débrouilles tout seul ! Je peux t’aider…
Il a secoué la tête.
— Je veux pas être un poids pour toi.

On s’est regardés longtemps sans rien dire. J’ai vu dans ses yeux toute la fierté et toute la fatigue du monde.

Les semaines suivantes, j’ai commencé à passer plus souvent. Je faisais les courses, je payais parfois une facture en douce. Mais surtout, j’ai appris à écouter mon père — vraiment l’écouter. Il m’a raconté ses galères avec la RATP, ses collègues disparus trop tôt, ses rêves abandonnés pour moi.

Un soir d’hiver, alors qu’on regardait un vieux match de l’OL ensemble, il m’a dit :
— Tu sais… Ce n’est pas l’argent qui compte le plus. C’est que tu sois là.
J’ai eu les larmes aux yeux. J’aurais voulu remonter le temps et être moins égoïste.

Mais la vie continue. Mon père vieillit vite maintenant. Parfois il oublie des choses simples. Parfois il me prend la main comme quand j’étais petit.

Je repense souvent à cette question de Paul : « Tu aides ton vieux ? »
Aujourd’hui je peux répondre oui — mais trop tardivement peut-être.

Combien vaut le sacrifice d’un parent ? Peut-on jamais vraiment rendre ce qu’on a reçu ? Est-ce que d’autres se reconnaissent dans mon histoire ?