« Ce soir, ma fille a claqué la porte : quand la famille éclate, que reste-t-il ? »

« Maman, je ne peux plus rester avec lui. »

La voix de Camille tremble, mais son regard est déterminé. Il est vingt heures passées, la nuit est tombée sur notre petit village de l’Yonne, et je n’attendais personne. J’étais assise devant la télévision, mon tricot sur les genoux, quand j’ai entendu la vieille sonnette grincer. En ouvrant la porte, j’ai vu ma fille, debout sur le perron, sa valise à la main, le visage ravagé par les larmes. Elle n’a pas attendu que je l’invite à entrer ; elle a franchi le seuil comme si elle fuyait un incendie.

« Camille ? Qu’est-ce qui se passe ? Où sont Paul et les enfants ? »

Elle pose sa valise dans l’entrée, retire ses chaussures d’un geste mécanique. Je sens déjà l’angoisse me serrer la poitrine. Depuis des années, Camille vit à Dijon avec son mari Paul et leurs deux enfants. Nous ne nous voyons pas souvent ; elle travaille beaucoup, moi je suis restée ici après la mort de ton père. On s’appelle, on se donne des nouvelles, mais ce soir, je sens que tout a changé.

« Ils sont chez Paul. Je… Je suis partie. »

Je n’ose pas poser plus de questions. Je la regarde s’effondrer sur le canapé du salon, ses mains crispées sur ses genoux. Le silence s’installe, lourd, pesant. Je m’assieds à côté d’elle, sans savoir si je dois la prendre dans mes bras ou lui laisser de l’espace.

« Tu veux du thé ? »

Elle secoue la tête. « Non… Je veux juste… Je veux juste que tu m’écoutes. »

Alors j’écoute. Elle parle d’une voix basse, hachée par les sanglots qu’elle retient. Elle raconte les disputes avec Paul, la fatigue qui s’accumule depuis des années, le sentiment d’étouffer dans une vie qui n’est plus la sienne. Elle parle des enfants qu’elle aime mais qui ne suffisent plus à combler le vide qu’elle ressent chaque matin en se réveillant.

« J’ai essayé d’être parfaite, maman. Parfaite épouse, parfaite mère… Mais je me suis perdue. Je ne sais plus qui je suis. »

Je voudrais lui dire que je comprends, mais je sens une colère sourde monter en moi. Pas contre elle, non… Contre moi-même, contre cette société qui nous pousse à tout sacrifier pour les autres. Je repense à ma propre vie : mariée à vingt ans, jamais partie d’ici, toujours au service des autres. Est-ce que j’ai été heureuse ? Est-ce que j’ai transmis à ma fille cette peur de choisir pour elle-même ?

« Tu as bien fait de venir », je murmure enfin.

Camille me regarde avec surprise. « Tu n’es pas en colère ? »

Je secoue la tête. « Non… Mais j’ai peur pour toi. Pour vous tous. »

Elle sourit tristement. « Moi aussi. Mais j’ai besoin de comprendre qui je suis sans eux. Juste Camille. »

Le téléphone sonne soudainement dans la cuisine. Je sursaute ; c’est sûrement Paul. Je laisse sonner. Ce soir, ma fille a besoin de moi plus que jamais.

Plus tard dans la nuit, alors que Camille dort dans sa chambre d’enfant – celle où elle a grandi, où elle a pleuré ses premiers chagrins – je reste assise dans le salon, incapable de fermer l’œil. Les souvenirs affluent : les Noëls passés tous ensemble autour de la grande table en bois, les disputes pour des broutilles, les réconciliations silencieuses autour d’un café.

Je pense à Paul aussi. Il n’a jamais été violent ni cruel ; il est juste… fatigué lui aussi, dépassé par une vie qui file trop vite. Je me demande comment il va expliquer aux enfants que leur maman n’est pas rentrée ce soir.

Le lendemain matin, Camille descend dans la cuisine en pyjama – le même qu’elle portait au lycée – et s’assied en face de moi.

« Tu crois que je suis égoïste ? »

Je prends sa main dans la mienne.

« Non… Je crois que tu es courageuse. »

Elle sourit faiblement.

« Tu sais… J’ai peur de regretter. De ne plus jamais retrouver ma famille comme avant. »

Je soupire.

« Rien ne sera plus jamais comme avant, Camille. Mais peut-être que ce sera mieux… Ou simplement différent. »

Les jours passent et le village commence à parler : on me regarde différemment à l’épicerie, on chuchote derrière mon dos au marché du samedi matin. Ici, on ne comprend pas qu’une femme quitte son mari sans raison « valable ». On me demande si Camille est malade, si Paul a fait quelque chose de grave.

Un soir, alors que nous dînons en silence, Camille éclate :

« Pourquoi tout le monde me juge ? Pourquoi c’est toujours la femme qui doit tout supporter ? »

Je n’ai pas de réponse à lui donner. Moi aussi j’ai subi ces regards toute ma vie ; moi aussi j’ai appris à me taire pour éviter les histoires.

Mais ce soir-là, je décide de parler :

« Tu sais… Quand ton père est mort, j’ai cru que ma vie s’arrêtait là. Mais j’ai continué pour toi, pour vous tous… Peut-être qu’il est temps que tu continues pour toi-même maintenant. »

Camille pleure longtemps dans mes bras ce soir-là.

Quelques semaines passent. Paul vient chercher les enfants un week-end sur deux ; ils dorment dans leur ancienne chambre et courent dans le jardin comme avant. Camille cherche du travail ici ; elle hésite à repartir en ville ou à rester près de moi.

Un matin d’automne, alors que nous ramassons les pommes dans le verger derrière la maison, Camille me dit :

« Maman… Tu regrettes ta vie ici ? »

Je regarde le ciel gris au-dessus des champs et je souris tristement.

« Parfois oui… Mais aujourd’hui non. Parce que tu es là et que tu as eu le courage de choisir ta propre route. »

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on a vraiment le droit de choisir sa vie sans blesser ceux qu’on aime ?